Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 18 février 2021

La chronique du blédard : Vous avez dit islamo-gauchiste ?

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 18 février 2021

Akram Belkaïd, Paris


Dans l’histoire récente des États-Unis, le maccarthysme (1950-1954) représente un moment à part fait de paranoïa anticommuniste, de persécutions systématiques, d’incitation musclée à la délation et d’abus policiers et judiciaires. Orchestrée par le sénateur Joseph McCarthy, la traque des communistes et de leurs sympathisants prit rapidement l’allure d’une chasse aux sorcières où la folie le disputait à l’irrationnel et au grotesque. De cette période, on retient aujourd’hui la violence subie par les mis en cause, l’arbitraire d’une machine devenue incontrôlable, son accumulation de dérapages et son arrêt soudain dès lors que vint à l’esprit dérangé du dit sénateur l’idée d’étendre sa croisade à l’armée américaine…

Dans le contexte actuel français d’obsessions régressives liées à « l’islamo-gauchisme » il y a certainement des parallèles à faire même si on est loin de la gravité de la situation américaine de l’époque. Mais quand la ministre française de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (excusez du peu) déclare qu’elle va demander au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de faire une enquête sur l’influence de l’islamo-gauchisme dans l’université, on se dit que quelque chose de sérieux est en train de dérailler dans une macronie qui flirte ouvertement avec l’extrême-droite. McCarthy, lui aussi, voulait extirper « l’hydre communiste » des établissements scolaires et universitaires américaines et cela se traduisit par des milliers de professeurs révoqués ou de bourses refusées. A quand une enquête sur l’islamo-gauchisme dans les hôpitaux, les écoles primaires ou même les entreprises ? Le filon est énorme et il ne demande qu’à être exploité.

Mais, avant d’aller plus loin, relevons l’essentiel. On sait ce que fut – et ce qu’est encore (quoique) le communisme. Ses adversaires n’avaient aucun problème à cerner les contours de cette doctrine quelles que soient ses variantes. Quand McCarthy voulait, selon ses mots, « faire la peau au communisme », on avait une idée de ce dont il parlait. Qu’ensuite, le simple fait de se préoccuper de la santé des plus pauvres ou de réclamer des repas chauds dans les cantines scolaires fut qualifié par le sénateur et ses sbires de communisme est tout autre chose. Bref, on sait ce qu’est le communisme mais qui peut bien nous fournir une définition de ce que serait cet islamo-gauchisme qui menacerait tant la République ?

Si l’on exclut le recours à la dérision pour dénoncer une situation ubuesque, personne ne se revendique de l’islamo-gauchisme (ou alors, c’est pour faire peur à madame Vidal ou pour que Jean-Pierre Elkabach sorte de sa tanière). L’islamo-gauchisme, ce n’est rien de tangible. C’est une notion vide de sens. Ce n’est pas un courant politique, ce n’est pas une idéologie, ce n’est pas un texte ni une doctrine et on serait bien en peine d’en désigner le Marx, l’Engels ou même le Lénine. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce terme, péjoratif, est né à l’extrême droite qui en fait le reflet du tristement célèbre complot judéo-maçonnique (ou judéo-blochévique). C’est la trouvaille des héritiers de Pétain et de Laval pour étendre le champ de la suspicion ambiante aux non-musulmans. Cela fait des années qu’il est facile de jeter l’opprobre sur un Kamel ou un Boualem en laissant entendre qu’ils cacheraient bien leur jeu, qu’ils pratiqueraient la taqqiya (tout le monde connaît désormais ce terme) et qu’ils ne seraient, en fait, que des islamistes déguisés, toujours prêts à prendre quatre femmes et à refuser les lois de la République.

L’étiquette islamo-gauchiste tombe donc à point pour s’attaquer à celles et ceux qui, sans être musulmans, disent avec courage que l’islamophobie – ou la haine des musulmans puisque certains ne supportent pas ce mot – ne cesse de croître en France et qu’il est urgent de la combattre. On remarquera d’ailleurs que souvent, ce sont les mêmes zélotes de la laïcité qui affirment que le terme « islamophobie » n’est qu’une invention des mollahs iraniens – énorme bêtise qui traduit l’inculture ou la mauvaise foi des concernés – et qui usent et abusent du terme islamo-gauchiste comme s’il désignait une réalité tangible ou un courant doctrinaire réel.

Nous assistons-là à une énième diversion dont le but est de donner libre cours à des pulsions racistes très anciennes pour gommer le réel. En France, la crise du Covid-19 a démontré les faiblesses du système de santé, les errements de sa haute administration, les limites de son industrie (pas de vaccins…) et la pusillanimité de son pouvoir politique. Les hurlements convenus contre l’islamo-gauchisme et le séparatisme entendent aussi faire oublier ces longues files d’étudiants qui n’ont rien à manger et qui s’en remettent à la charité d’organisations non gouvernementales.

Il y a quelques jours, le quotidien Le Monde a publié une enquête fouillée sur le Luxembourg, ce paradis ou « havre » fiscal au cœur même de l’Union européenne. Des milliards d’euros ayant échappé au fisc français y dorment et s’y bonifient en toute tranquillité. On pourrait dire que c’est cela le vrai séparatisme, le fait de se dérober à l’obligation de tout citoyen envers l’État et la République car, qu’est-ce qu’un État s’il n’est pas capable de lever l’impôt en toute justice et équité ? A l’heure des bilans en matière de lits d’hôpitaux supprimés et de coupes claires dans les budgets de santé, c’est cela qui devrait faire débat mais cogner encore et encore sur les musulmans et ceux qui dénoncent l’islamophobie est la plus aisée des stratégies. Mais… attention, à en croire la valetaille macroniste et les médias qui roulent pour Le Pen, il parait qu’affirmer cela serait le signe de l’appartenance à l’islamo-gauchisme. Reste à préciser quelle tendance.


 


 


dimanche 14 février 2021

La chronique du blédard : La torture, ce mal absolu

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Inédit, 14 février 2021

Akram Belkaïd, Paris

 

Il y a quelques semaines, les Algériens réagissaient avec vigueur à la publication du « Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » rédigé par l’historien Benjamin Stora à l’attention du président français Emmanuel Macron. Très critiqué, ce document a déclenché nombre de mises au point quant à ce que fut la réalité coloniale. Beaucoup ont évoqué la violence génocidaire de la conquête, d’autres ont rappelé ce qu’était le statut d’indigène cela sans oublier les drames subis par la population en 1945 ou durant la Guerre de libération (1954-1962). Aujourd’hui, l’Algérie demande officiellement que la France reconnaisse ses crimes coloniaux. On relèvera, au passage, que ce n’est pas une exigence d’excuse ou de « repentance » mais de « reconnaissance ».

 

Parmi ces crimes coloniaux, il en est un, majeur, qui a été beaucoup documenté. Il s’agit de la torture pratiquée par l’armée française durant la guerre d’indépendance. Depuis La Question d’Henri Alleg, ouvrage publié en 1958 et immédiatement interdit à l’époque, ce sujet s’impose de lui-même quand on évoque le passif mémoriel entre l’Algérie et la France. Rares sont ceux qui nient son existence même si l’on continue à entendre ici et là des justifications à une pratique qui aurait été rendue nécessaire par – je cite – « les crimes du FLN.. » Bref, le bla-bla habituel. 

 

En réalité, la torture est une immense tâche qui assombrit le passé français. Qu’il y ait reconnaissance ou pas, la réalité est la même. Souillure, il y a eu. Nous le savons tous. C’est une certitude partagée, fut-ce de manière implicite. Ce qu’on dit moins souvent, c’est que cette torture existait bien avant le 1er novembre 1954 et la naissance du FLN. Dans les commissariats de l’Algérie coloniale, on tabassait « l’indigène », on l’humiliait. On le cassait. C’était une pratique répandue et loin d’être exceptionnelle.  La torture procédait de l’ordre colonial. Elle en était à la fois le fondement, la protection et le prolongement.

 

Voilà pourquoi l’affaire Walid Nekkiche, cet étudiant algérien enfermé durant quatorze mois, et qui a témoigné des violences et tortures subies dans les locaux des services de sécurité à Ben Aknoun, est une immense défaite morale pour l’Algérie indépendante. Comment peut-on accepter qu’un jeune homme puisse subir des traitements dégradants alors que la Constitution – tant vantée par l’exécutif - proclame noir sur blanc l’« inviolabilité de la personne humaine » ? Hier, les Algériens étaient les victimes des cruautés que des pervers coloniaux leur infligeaient. Aujourd’hui, les pervers sont parmi nous car comment qualifier un homme qui torture et viole un prévenu ? 

 

Les hommes et les femmes qui dirigent l’Algérie détestent entendre qu’ils ne sont finalement que la continuation, sous une autre forme, de la domination coloniale. Qu’ils sont les piliers d’un système inique face aux « autres », au « reste », celles et ceux qui n’ont aucun droit. C’est pourtant la réalité. Il est arrivé à Walid Nekkiche, ce qui pouvait arriver à n’importe quel « musulman », « arabe » ou « indigène », qu’il soit ou non militant du PPA-MTLD. Il suffisait d’une suspicion, d’un geste de colère, d’un regard soutenu, pour être embarqué par les képis, disparaître plusieurs jours sans que personne ne sache où l’on se trouve et atterrir dans un trou pour y subir l’innommable. 

 

Dans la masse d’ouvrages sur l’histoire de l’Algérie, l’expression « ordre colonial » et « arbitraire » vont très souvent de pair. L’ordre colonial a disparu, du moins dans sa forme ancienne. L’arbitraire, lui, demeure. La torture a-t-elle jamais disparu ? Après 1962, elle a visé les opposants à Ahmed Ben Bella. Après 1965, elle a touché les opposants à Houari Boumediene. Durant les années 1970 et 1980, elle a concerné tout autant les opposants de gauche, les berbéristes et les islamistes. Après les émeutes d’octobre 1988 et l’usage, massif, de la torture contre la jeunesse, un collectif d’intellectuels, de juristes et de personnalité avait eu le courage de dénoncer cette pratique. Le Comité national contre la torture osa ainsi publier « Le carnet noir d’octobre » (toujours disponible en ligne). Bien sûr, cela n’avait pas fait vaciller le pouvoir, cela n’avait débouché sur aucune enquête sérieuse et sur aucune condamnation de tortionnaires pourtant connus de tous mais cela avait permis à la société de dire non tandis que les victimes eurent la possibilité de témoigner.

 

L’Algérie est signataire de la Convention internationale contre la torture qu’elle a aussi ratifiée. Cela veut dire que la torture ne devrait pas exister dans notre pays. Certes, elle est officiellement passible d’un minimum de dix ans de prison. Certes, le Parquet général d’Alger a ouvert une enquête préliminaire après les déclarations de Nekkiche mais il faut que les choses changent en profondeur. Que le respect du droit humain ne soit pas juste un propos vague et lénifiant. Dans l’Algérie nouvelle, les services de sécurité devront respecter la loi et les droits des citoyens : l’armée qui entend jouer un rôle pivot dans la stabilité du pays doit solennellement s’engager à interdire ces pratiques dégradantes. La justice, elle, doit les punir sans hésiter. 

 

Walid Nekkiche est un homme courageux parce qu’il a parlé et témoigné. Qu’il trouve ici l’expression de mon admiration et de ma reconnaissance. Dans un contexte où règne l’impunité des uns, la lâcheté des autres (le silence de certains intellectuels, journalistes et écrivains est assourdissant) il a osé dire les mots. Grâce soit aussi rendue à ses avocates et avocats. Ils sont aussi l’honneur du peuple algérien.