Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 9 mai 2025

Gaza : Quand Tartuffe s’indigne

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Par Akram Belkaïd
Soudain, la conscience assoupie donne quelques signes de vie. Celles et ceux qui empêchaient – qui empêchent encore – les défenseurs du peuple palestinien de s’exprimer ont désormais des remords ou, simplement, ils sentent bien que la situation est intenable et que cette sanglante affaire va trop loin. Bref, ce qui se déroule à Gaza les indigne, du moins officiellement. Oh, certes, ils n’iront pas jusqu’à utiliser des termes et des expressions comme « génocide » ou «nettoyage ethnique» mais devant l’avalanche d’images abominables, de témoignages indiscutables sur les crimes répétés et délibérés de l’armée israélienne, leur vient un sursaut d’âme. L’exemple le plus caricatural est celui de madame Delphine Horvilleur qui évoque la « 𝑓𝑎𝑖𝑙𝑙𝑖𝑡𝑒 𝑚𝑜𝑟𝑎𝑙𝑒 𝑑’𝐼𝑠𝑟𝑎𝑒̈𝑙 » (1). Mieux vaut tard que jamais nous dira-t-on, mais qui est dupe ?
Nombre de journaux français ont écrit qu’Horvilleur sortait « de son silence ». Mais elle ne s’est jamais tue ! Bien au contraire, comme nombre de personnalités médiatiques qui prétendent décerner seuls les brevets d’humanisme (Joann Sfar, Anne Sinclair) elle a jusque-là contribué par ses sorties régulières à diaboliser les voix qui, dès octobre 2023, ont mis en garde contre le risque évident de génocide à Gaza (et cela tout en condamnant les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre). Demandez à Blanche Gardin ou à Aymeric Caron ce qu’ils en pensent.
Les intentions du gouvernement israélien étaient pourtant claires dès le 8 octobre 2023 mais ce tir de barrage a permis au premier ministre Benjamin Netanyahou de gagner toujours plus de temps pour poursuivre sa basse besogne. À la moindre critique, à la moindre mise en cause de Tel Aviv, l’accusation infamante d’antisémitisme était brandie - elle continue à l’être -, pour empêcher que des sanctions concrètes ne soient prises à l’encontre d’Israël ou, encore, pour empêcher que l’opinion publique française ne prenne la mesure de l’immense drame humanitaire qui se déroule à Gaza et qu’elle fasse pression sur ses élus. Souvenons-nous ainsi du « soutien inconditionnel » à Israël revendiqué par la présidente de l’Assemblée nationale française Yaël Braun-Pivet. L’intéressée a regretté l’usage de ces deux mots mais bien des mois après qu’ils furent prononcés. De longs mois où l’armée israélienne a eu le temps. Le temps de détruire, de saccager, de tuer des foules de civils, de larguer sur Gaza plus de bombes que ne le fit l’aviation alliée sur l’Allemagne durant la seconde guerre mondiale. Le temps de tout raser.
Parmi les partisans de cet État – car il s’agit bien d’un État qui existe contrairement à celui de Palestine qui ne verra peut-être jamais le jour –, je ne doute pas que la majorité d’entre eux soient vraiment secoués, humainement écœurés, par ce qui se passe à Gaza (je mets de côtés les racistes anti-arabes et autres fanatiques islamophobes qui, pauvre d’eux, jubilent quotidiennement). Mais où sont les condamnations fermes ? Où sont les demandes de sanctions ? Où sont les protestations après que Paris a autorisé Netanyahou à emprunter l’espace aérien français alors qu’il fait l’objet d’un mandat d’arrêt international ? Bref, où sont les ruptures qu’exige une telle situation macabre ? Cela me rappelle cette phrase attribuée à Chadli Bendjedid, alors président de l’Algérie : « 𝑛𝑜𝑢𝑠 𝑠𝑜𝑚𝑚𝑒𝑠 𝑎𝑣𝑒𝑐 𝑙𝑎 𝑃𝑎𝑙𝑒𝑠𝑡𝑖𝑛𝑒 𝑞𝑢’𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑠𝑜𝑖𝑡 𝑗𝑢𝑠𝑡𝑒 𝑜𝑢 𝑖𝑛𝑗𝑢𝑠𝑡𝑒 ». Cela avait alors alimenté nombre de discussions, plusieurs membres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) n’ayant pas vraiment apprécié la possibilité d’un comportement « injuste » de la part de leur mouvement. Aujourd’hui, le slogan est passé de l’autre côté de la ligne de front. Soudaine prise de conscience ou pas, indignation sincère ou pas, peine profonde ou de surface, cela reste 𝑖𝑛 𝑓𝑖𝑛𝑒
« avec Israël quoi qu’il fasse ».
En réalité, et c’est tout le problème de la nature humaine, le dégoût face à l’abjection semble cohabiter avec le soulagement de voir qu’un « problème » majeur d’Israël est en passe d’être -enfin- réglé, fut-ce de la pire des manières. Interrogez un wasp américain à propos du génocide amérindien. Il adoptera une mine contrite, dira toute sa compassion puis il finira par lâcher que c’est ainsi, que l’histoire est violente, que le passé est le passé, que cela ne fera pas revenir Geronimo, que Kevin Costner a tout de même fait un film émouvant et la discussion passera alors à autre chose de plus convivial. Parlera-t-on ainsi des Gazaouis en 2048 ? Entendra-t-on ce genre de phrase « 𝑂𝑢𝑖, 𝑞𝑢𝑒 𝑣𝑜𝑢𝑙𝑒𝑧-𝑣𝑜𝑢𝑠, 𝑐’𝑒𝑠𝑡 𝑙’ℎ𝑖𝑠𝑡𝑜𝑖𝑟𝑒, 𝑚𝑎𝑖𝑠, 𝑠𝑎𝑣𝑒𝑧-𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑞𝑢’𝑜𝑛 𝑡𝑟𝑜𝑢𝑣𝑒 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑏𝑜𝑛𝑛𝑒 maqlouba 𝑎̀ 𝑇𝑒𝑙 𝐴𝑣𝑖𝑣 ? »
L’expulsion annoncée d’une partie – voire de la totalité car tout est possible – des Palestiniens – nous savons tous que la prochaine étape sera la Cisjordanie, ville après ville - offrira de nouvelles terres aux colons israéliens et modifiera l’équation démographique dans l’aire géographique correspondant à la Palestine mandataire. Que des civils, dont des enfants meurent chaque jour pour cette raison, ne change rien à l’affaire pour celles et ceux qui ont ce « résultat » en tête même si cela serre – un peu – leur gorge. Gaza sera peut-être un fantôme qui hantera les bonnes consciences mais elle ne représentera plus cette menace sourde intériorisée par tant d’Israéliens. 𝑆𝑖 𝑐’𝑒𝑠𝑡 𝑙𝑒 𝑝𝑟𝑖𝑥, 𝑎𝑝𝑟𝑒̀𝑠 𝑡𝑜𝑢𝑡…
Leurs critiques, au demeurant très mesurées, permet à ces néo-bonnes consciences de continuer d’occuper le terrain médiatique, de revendiquer une sorte de monopole du cœur et de la raison tout en veillant au grain en s’opposant à ce que des sanctions soient prises par les pays occidentaux – comme, par exemple, l’arrêt des livraisons d’armes. En réalité, leurs larmes, qu’elles soient sincères ou de sauriens, ne gênent en rien Israël qui, jour après jour, continue d’avoir le temps d’agir.
(1) « Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire », 8 mai 2025, tenoua.org
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lundi 17 mars 2025

Hommage à mes parents

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Fadhila Ayari (14 juillet 1940 – 4 décembre 2024)
Mohammed Belkaïd (15 février 1939 – 8 mars 2025)

Mes parents, paix à leurs âmes, se sont mariés en 1963 à Tunis.
La vie, l’usure du temps, les aléas ont fait diverger leurs routes.
Aujourd’hui, il me plaît d’imaginer qu’une partie de scrabble les réunit, l’une de ces joutes (avec revanche, belle et consolante) qui nous captivaient et nous inquiétaient à la perspective de l’inévitable mauvaise humeur du perdant.
Ma mère aimait Saliha, Ismahane, Jacques Douai, Gérard Philipe, la littérature, les livres, les mouwachahat, The Platters, la Palestine et les Palestiniens, son père – homme attaché à sa terre du Tell tunisien-, ses élèves, bons ou mauvais, les mosaïques d’Essers, sa ville natale, et les chevaux. Elle détestait corriger les copies.
Mon père aimait Ténès, sa ville natale, la langue arabe, la linguistique, les Cadets de la Révolution, les déclinaisons latines, la socio de Bourdieu, Fausto Coppi (et Gino Bartali), Audrey Hepburn et Taha Hussein, le cinéma en général, les anacroisés, les chansons potaches du lycée de Ben Aknoun, les Mu'allaqāt, Ahmed Wehbi, Jean Ferrat et Charles Aznavour. Il détestait corriger les copies.
Tous les deux ont appartenu à une génération exceptionnelle de femmes et d’hommes. Celle qui a eu l’immense charge de prendre les choses en main à l’indépendance. Un seul mot d’ordre : bâtir un pays. Il leur fallait éduquer, transmettre, organiser, imaginer, former des cadres, créer des institutions et des infrastructures. Construire. On n’imagine pas ce que cette génération de patriotes a affronté comme défis en partant de rien ou presque. Gardons cela à l’esprit en espérant vivre le jour où il sera temps de refonder notre pays, qu’il s’agisse de l’Algérie ou la Tunisie.
L’absence de mes parents est un abysse mais ainsi va la vie.
Il n’y a pas d’âge pour entrer dans la vaste confrérie silencieuse des orphelins. (*)
Nous sommes à Dieu et à Lui nous revenons.

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(*) Merci à Katya Berger et à Arezki Metref d’avoir inspiré cette phrase.