Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 20 novembre 2011

La chronique du blédard : Monologue du taxieur tunisois abstentionniste

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Non, non, je n'ai pas voté. Personne ne m'a convaincu, ni les barbus d'Ennahdha ni les autres. Ce n'était pas de la politique mais du cinéma ou plutôt un spectacle de marionnettes. Je ne me suis pas laissé avoir. C'est plus facile d'attraper du poisson dans le lac de Tunis que de m'endormir avec des chansons sur la démocratie et le mouton gratuit pour le peuple. Je n'ai pas voté et je n'ai pas honte de le dire. Depuis hier, j'ai plein de clients qui essaient de vérifier du coin de l'œil si j'ai l'index taché. Je pourrais leur mentir en prétendant que j'ai fait disparaître l'encre avec de la javel. Mais, ça ne me gêne pas de dire la vérité. Je leur explique que je n'ai pas voté parce que ça ne m'intéressait pas et l'affaire est close. On passe à autre chose ou bien alors on se tait.

Ce qui compte pour moi, c'est comment je vais terminer le mois. Ce taxi, j'y passe dix heures par jour, sept jours sur sept et pourtant ce n'est pas le mien. Il faut que l'argent rentre tous les jours. Il y en a qui ont le temps de faire de la politique, d'aller aux meetings ou de perdre leur temps devant les blablas de la télévision, moi je dois penser au pain. J'y pense en permanence. C'est pour ça que je travaille de nuit. Je rentre à la maison vers six heures du matin, je dors jusqu'à l'heure du déjeuner. Ensuite, je traîne dans le quartier, je fais des petits travaux, de la peinture, un peu de plomberie… Je remplace aussi les vitres cassées. Le proprio me ramène le taxi vers dix-neuf heures. Je nettoie la voiture et c'est reparti. Ça me donne le temps de voir les enfants, de garder un œil sur eux.

Ce qui est bien, c'est que je vis en dehors de la foule. Je vois les gens au compte-goutte et je discute avec eux quand j'en ai envie. Je ne subis rien. J'écoute la musique que je veux et personne n'a le droit de me dire de changer de station ou de baisser le volume. C'est ma liberté. C'est bien mieux que d'être derrière un bureau à subir un petit chef ou à me demander si le salaire va être versé. Parce que c'est ce qui se passe en ce moment. Personne ne sait de quoi demain sera fait. Le mois dernier, des gens que je ne connaissais pas sont venus me dire qu'il fallait que je fasse grève. J'ai refusé et comme le propriétaire avait peur de leur désobéir, je l'ai remplacé et j'ai commencé à midi. Le pain, mon ami, le pain !

Ah, Ben Ali… Ecoute bien ce que je vais te dire. Quand il était encore là, j'avais un vrai métier. J'étais payé normalement et je ne me serais jamais retrouvé à faire le taxi. Je ne vais pas te dire que c'était le paradis. Mais les touristes étaient là, il y avait de l'argent. Regarde ce qu'il a construit. Tu vois ces ponts, cette autoroute ? C'est grâce à lui. Laisse-moi te dire une chose. Ce n'est pas lui le coupable. C'est sa femme et sa belle-famille. Il a été trop gentil avec eux. Ils lui ont tourné la tête. Il paraît que c'est elle qui lui a appris à boire de l'alcool. Elle voulait devenir reine de la Tunisie. Il n'a pas été malin. Il aurait dû la mater. Mais, bon, c'est un homme comme les autres. Lui aussi, il avait ses faiblesses.

Aujourd'hui, tout le monde dit du mal de Ben Ali. J'ai un voisin qui avait sa photo encadrée dans le salon. Une vraie photo, pas une image découpée dans un journal. Maintenant, le type n'a que le mot « révolution » à la bouche et je l'ai vu distribuer des tracts dans le quartier pour un parti dont personne n'a jamais entendu parler. Comment veux-tu que je me comporte avec lui ? Comment veux-tu que je le prenne au sérieux ? La révolution, tu parles ! Ce genre de gars, si demain Ben Ali revient, il se remet au garde-à-vous. Crois-moi, je connais bien ce genre de personne.

Taxieur, ce n'est pas mon métier ; ça ne fait que cinq mois que je conduis cette voiture. Ecoute, je vais te dire quelque chose d'important. Je n'ai pas voté, parce que je n'en ai pas le droit. Avant, j'étais flic. Oui, flic ! Ne me regarde pas comme ça, je ne vais pas te manger ! Au début de l'été, j'ai démissionné. J'insiste : on ne m'a pas chassé, c'est moi qui suis parti. Ça valait mieux. Aujourd'hui, on ne me reproche rien mais je n'ai pas le droit de voter. Mon nom est sur une liste, quelque part, sans que je sache où exactement et pourquoi. Peut-être qu'ils considèrent que je suis encore flic. En tous les cas, je n'ai tué personne pendant les événements et je ne regarde pas à droite et à gauche avant de sortir de chez moi. J'ai ma conscience pour moi.

De toutes les façons, même si j'avais pu le faire, je ne serais pas allé voter. Je n'ai pas confiance. Il y a trop de coups tordus. Je sais de quoi les gens sont capables. Je ne te parle pas des opposants, surtout ceux qui vivaient à l'étranger. Mais il y a le reste. Tous ceux qui jurent qu'ils faisaient de la résistance et je ne sais trop quoi. Moi, je dis la vérité. J'étais flic, j'ai appliqué les ordres du « hakem ». J'ai frappé quand on m'a dit de frapper, j'ai suivi quand il fallait suivre, j'ai menacé quand il fallait menacer et j'ai espionné quand il fallait espionner. Laisse-moi te dire quelque chose : ce pays a déjà besoin d'ordre. Tôt ou tard, il fera appel à des gens comme moi. Et à ce moment-là, j'obéirai aux nouveaux chefs, c'est aussi simple que ça ! En attendant, je fais le taxi. J'essaie de gagner ma vie. C'est dur mais je me dis que dans tout retard il y a du bien et que les choses finiront par être meilleures qu'avant.

Le Quotidien d'Oran, jeudi 17 novembre 2011
Akram Belkaïd, Paris


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