Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 21 janvier 2017

La chronique du blédard : Attrapages métropolitains

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 19 janvier 2017
Akram Belkaïd, Paris

Première scène. C’était il y a quelques semaines, au moment où un manteau de particules fines recouvrait la ville. Soleil et pollution au programme. Ciel bleu et un goût de poussière dans la bouche. N’ouvrez pas la fenêtre, ne faites pas de sport, ne prenez pas la voiture, tels sont alors les ordres impérieux que délivre la radio matinale. Ayez peur, toujours et encore, c’est le message implicite. Circulation alternée, pas de bol pour les plaques impaires. Une station de métro. Un petit attroupement devant le guichet, cet endroit dont on se demande à quoi il sert puisque, désormais, seules les machines vendent tickets et abonnements. On se dit, un peu étonné parce qu’il ne pleut pas, que la ligne 13 est encore en panne. On s’apprête à rebrousser chemin quand on entend le bruit de la rame et que l’on voit des usagers sortir des escaliers ou, dans le sens inverse, aller vers les quais. On est déjà en retard mais les cris qui fusent du côté du guichet intriguent.

D’un côté, l’employée de la Ratp. Une femme frêle, frigorifiée à cause des courants d’air. De l’autre, un jeune gars, la trentaine bien habillée, look étudié, pattes bien taillées, gel dans les cheveux, chaussures pointues et doudoune hors de prix. C’est lui qui n’est pas content et on a du mal à comprendre pourquoi. Mais, monsieur, lui dit la dame, ce n’est pas possible ! Je n’en crois pas mes oreilles. Vous n’avez pas l’impression de demander n’importe quoi ? L’autre s’énerve de plus belle. Derrière lui, un couple de touristes asiatiques – japonais ou sud-coréens – commence à s’impatienter. Tendons l’oreille pour comprendre de quoi il s’agit. Le métrosexuel - néologisme inventé en 1994 par Mark Simpson, journaliste à The Independent, s'appliquant à des citadins fortement soucieux de leur apparence (dites merci à Wikipedia) - soupire et décide de faire œuvre de pédagogie.

Madame, crie-t-il, j’ai payé un abonnement mensuel. Ce matin, on me dit que les transports sont gratuits, je veux que l’on me rembourse cette journée. Je ne vois pas pourquoi je paierais alors que c’est gratuit pour les autres. L’employée ouvre de grands yeux incrédules. Mais, dit-elle, ce n’est gratuit qu’aujourd’hui. Demain, s’il n’y a plus de pollution, le transport sera payant. Alors remboursez-moi pour aujourd’hui, insiste l’autre qui ne lâche pas l’affaire. Vous prenez le prix de mon abonnement, vous le divisez par trente et un et vous me rendez l’équivalent d’un jour. La dame finit par comprendre le raisonnement. Elle explique qu’elle n’a reçu aucune instruction à ce sujet. Que c’est la première fois qu’on lui demande un remboursement de la sorte. Un remboursement au – comment dites-vous déjà – ah oui, au prorata. Le gars propose qu’on le dédommage avec deux tickets – pour le principe – mais il n’insiste pas. On prendra le même métro que lui et on aura un rire muet quand on le verra déplier les pages saumon du Figaro

Seconde scène. C’était il y a quelques jours, au moment où une vague de froid « déferlait » sur la ville. Soleil, températures glaciales mais pas (encore) de particules fines pour chatouiller la gorge. Déferler, vague, attaque polaire, loups qui traînent en Ile de France (si, si, des loups)… La radio matinale nous dit encore d’avoir peur, toujours et plus. La scène, donc. Le métro, pour ne pas changer. Une rame, ligne 6. On ne vous parlera pas des incivilités habituelles. L’abruti qui monte sans retirer son sac à dos et qui cogne tout le monde. Le gars assis, cuisses écartées, sans égard pour son voisin, ou, plus encore, sa voisine, comme s’il craignait pour ses attributs… Non, l’histoire est celle de deux jeunes, certainement des étudiants. Les voici qui montent et restent debout, en soufflant dans leurs mains. J’en ai mal aux oreilles dit l’un. Je ne sors jamais son mon bonnet, répond l’autre en retirant le dit couvre-chef ce qui n’est pas vraiment une bonne idée parce que la ligne est aérienne et que le froid s’est engouffré dans la place et puis, seconde raison, parce que cet amas de laine bleue sera la cause du regrettable incident qui va suivre.

Le bonnet à la main, son propriétaire insiste. Tu as vu, il doublé de l’intérieur. C’est un mélange de fibre polaire et de plumes. C’est américain. Je l’ai acheté cet été dans le Montana. Il était soldé. Pas mal, dit l’autre comme à regret, mais tu t’es fait avoir. Mauvaise mine du porteur de bonnet. Comment ça ? Tu ne sais même pas combien je l’ai payé (soupçon d’irritation dans la voix). C’est un bonnet de femme, reprend l’autre. Jamais de la vie, s’énerve le propriétaire. Mais, si, c’est un truc de femme. Regarde les motifs. Des fleurs, des cœurs. C’est pour les nanas. Moi, ça m’ennuierait de porter ça.

Le jeune au bonnet encaisse. Il hausse les épaules et reste silencieux quelques secondes, sa main libre serrant plus fort la barre chromée. Puis, alors que le métro arrive du côté de la Tour Eifel, il lance, rageur : tu sais quoi, t’es qu’un connard ! C’est toujours la même chose avec toi. Tu ne peux pas supporter que les gens soient contents de ce qu’ils ont. Tu fais toujours des commentaires de ce genre. Ça va mieux maintenant que tu as débiné mon bonnet ? Tu te sens bien ? Tu te dis peut-être que je vais le jeter ? Un bonnet de fille, c’est tout ce que tu as trouvé ? Dommage pour toi parce que je vais continuer à le mettre juste pour te faire ch… Tu comprends ça, pauvre p… ?

La dernière insulte, relative à une inclinaison sexuelle précise, est celle de trop. Le jeune au bonnet n’a pas vu venir la gifle. Disons plutôt une « giflette » (employer le mot claquette aurait induit le lecteur en erreur même si, ouvrons une parenthèse, la claquette, autrement dit, le nu-pied, peut parfois servir d’arme de combat). Une giflette, donc, qui déclenche une belle empoignade et des cris dans la rame. Des voyageurs séparent les belligérants – gens de bonne volonté ou ayant une haute dose de lucidité et d’expérience puisque ce genre de mêlée peut pousser une âme sensible à tirer le signal d’alarme et à immobiliser le métro quelques vingt mètres au-dessus de la Seine.


Ces deux récits nous posent deux questions fondamentales. Premièrement, que faire quand on a payé pour un service qui devient soudain, et de manière certes temporaire, gratuit pour tout le monde ? Deuxièmement, le port d’un vêtement ne peut-il être conditionné que par le regard d’autrui ? Le Quotidien d’Oran, attend vos contributions à ce sujet.
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vendredi 13 janvier 2017

L’ombre du bagne de Palmyre plane sur la Syrie : «TADMOR», un documentaire de Monika Borgmann et Lokman Slim

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OrientXXI,
jeudi 29 décembre 2016



Présenté à la quatrième édition des rencontres internationales des cinémas arabes organisées à l’initiative de l’association de promotion et de diffusion des cinémas arabes à Marseille et en Méditerranée (Aflam)Tadmor sortira sur les écrans en France en 2017. Un documentaire terrifiant sur les pratiques du régime syrien, qui a obtenu le prix du film politique de la Friedrich-Ebert-Stiftung au Festival du Film de Hambourg 2016.

En mai 2015, à près de deux cents kilomètres au nord-est de Damas, la ville de Palmyre, Tadmor en arabe, tombe entre les mains de l’organisation de l’État islamique (OEI). Comme à chaque fois qu’ils investissent un site antique, les soldats du « califat » donnent libre cours à leur fureur iconoclaste et détruisent de nombreux vestiges de l’ancienne cité de Zénobie. Ces destructions, ainsi que le pillage de pièces archéologiques qui les accompagnent, indignent le monde. En France, comme ailleurs en Occident, de nombreux textes et ouvrages sont publiés pour sensibiliser l’opinion publique sur le sort de l’un des joyaux touristiques et historiques de la Syrie.

La suite est à lire ici : L'ombre du bagne de Palmyre plane sur la Syrie

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La chronique du blédard : L’hôte du Chenoua

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 12 janvier 2017
Akram Belkaïd, Paris

Pour commencer, il y a le souvenir des rires et des courses. Des enfants partout, aussi nombreux, peut-être plus nombreux, que les adultes. Des cousins, des copains, des amis. Plaisanteries, chamailleries, premiers chagrins d’amour. Certains se voient encore aujourd’hui, d’autres ont pris des chemins différents. Les souvenirs, eux, restent. Revenons à cette belle maison au pied de la montagne et des forêts de pins. Ce n’est pas encore l’heure du repas mais le méchoui qui cuit sous la braise affole toutes les papilles. C’est l’été, le temps des vacances et du bonheur. Le vrai. Celui qui va avec l’insouciance, la chaleur à l’heure de la sieste et l’omniprésence de la mer. Ce matin, les uns ont dormi après une longue veillée sous les étoiles. Les autres, sont allés nager très tôt à la crique, petite anse aux galets râpeux où un promontoire rocheux invite à des plongeons plus ou moins téméraires dans des eaux où les algues effraient les habitués des bancs de sable de Tipasa ou Zeralda. Attention aux murènes les garçons, ne mettez pas la main dans les trous de rochers…

La table se prépare. Les adultes seront à la fête. Les enfants ne perdent pas de temps et partent à l’assaut. Ne rien rater, ne rien laisser passer, prélever sa dime. Aujourd’hui méchoui d’agneau, demain poisson, merguez et brochettes le surlendemain. Avec un peu de chance, les nageurs du matin auront ramené assez d’oursins. Un coupe-pain pour les trancher en deux, un chouia de citron, une bonne mie chaude et l’affaire est vite réglée. Un sort aussi rapide est fait aux sardines grillées ou une la méchouïa made in Tunisia. Allégresse méditerranéenne, rigolades algériennes, moments uniques, hors du temps, des problèmes divers et des soucis d’approvisionnement. Les enfants, donc. Happer, manger mais impossible de tirer au flanc. Hé, toi, où tu vas comme ça ? Allez, prends ça, jamais les mains vides. « Jamais les mains vides », expression conservée et transmise aux nouvelles générations élevées loin du soleil éclatant et de l’écume grège.

Les invités sont nombreux. « Invités » ? Le terme ne convient pas. Il est trop formel. Trop guindé. Parlons plutôt de convives. En maillots, en shorts ou robes légères. Les pieds sont souvent nus, les peaux bronzées, encore salée. Ça parle, ça tchatche, ça anecdotise, ça repasse les vieilles histoires du lycée de Ben Aknoun, futur El Mokrani. Les souvenirs de Ténès, l’UST, le basket, « choufni Moh », feinte du regard et panier. Ça parle un peu politique, mais pas trop. C’est une époque où la gangue s’est refermée. On ne sort pas du pays sans autorisation mais on se dit encore que les choses s’amélioreront. Ce n’est pas le moment de s’interroger sur ce que veut vraiment l’austère colonel. On attendra d’être moins nombreux, à l’heure du café et pousse-café d’après la sieste. En attendant, il faut que ce méchoui cuise enfin.

Au centre de tout, il y a celui que les enfants appellent « Tonton Boubou », les adultes « Boubou », ses amis diront aussi Abdelkader voire Si Abdelkader. Cet homme, ancien membre à part entière du cinq entrant de l’UST durant les année Cinquante, a toujours pratiqué la porte ouverte, ou plus exactement, le portail ouvert. Chez lui, on vient d’Alger, de Miliana, de Koléa ou du sud de la France. S’il y a à manger pour vingt, il y en aura pour trente. Zid koursi, encore un tabouret, une table pliante, un plateau. L’hôte est généreux, il n’a que faire des petits calculs. En maillot ou en short, attentif à tout, le torse ruisselant de sueur, il veille avec le fidèle Djillali au bon ordre des choses. Un problème ? Une chaise branlante ? Un banc qui oscille ? Les outils sortent vite de la remise.

Il y a des gens qui personnifient l’hospitalité et d’autre pas. Il est question ici de cette hospitalité telle qu’elle s’entendait dans les pays du Sud. Celle dont la table des lois stipule que l’on peut arriver et repartir à sa guise. Que celui qui vient pour le couvert, et parfois pour le gite, est lui-même un hôte et que l’on serait bien mesquin de ne rien partager avec lui. Impossible de fixer des horaires d’arrivée ou de départ contrairement à ce que certaines méchantes blagues racontent en Algérie à propos des habitants de Blida. Bien sûr, cette générosité conviviale implique nombre de désagréments.  Dans le lot des présents, se glissent quelques inévitables pique-assiettes, des gens qui, une fois rentrés chez eux, oublieront tout et ne renverront, s’ils sont sollicités en retour, que quelques miettes dérisoires.

Il y a un plaisir à donner et à accueillir. L’hospitalité procure une joie qui dépasse les déconvenues. Quoi de mieux qu’un hourra des affamés ou qu’une communion autour d’une table. Bien sûr, on est « envahi », on connaît peu la solitude et la tranquillité, du moins à la belle saison. Mais il y a cette satisfaction d’avoir pu offrir de soi et même, ce qui est peut-être normal pour un directeur de collège, de pratiquer l’éducation silencieuse. Une éducation au partage. L’enfant qu’était alors l’auteur de ces lignes a souvent observé en silence, de loin, cet hôte du Chenoua. Toujours heureux de rendre heureux, et suffisamment fort pour passer outre les déconvenues et les comportements inconvenants. L’intéressé surprenait parfois le regard scrutateur et souriait en retour, demandant s’il manquait quelque chose, si l’on avait bien mangé ou proposant de participer à une pêche aux oursins le lendemain. Il s’en allait ensuite vers celles et ceux qui s’installaient pour un rami aux enchères ou une bonne vieille crapette. Le soir commençait à tomber. En contrebas, la mer affichait ses promesses du lendemain et l’enfant entrevoyait alors une vérité absolue : les maisons ouvertes ne peuvent qu’appeler le bonheur.

Cette chronique est dédiée à la mémoire de Si Abdelkader Bourahla.
Nous sommes à Dieu et c’est à Lui que nous revenons.

Ténès, 1952

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samedi 7 janvier 2017

La chronique du blédard : Dans l’attente de Trump

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 5 janvier 2017
Akram Belkaïd, Paris

Dans deux semaines, lors de « l’Inauguration day » à Washington, Donald Trump prononcera après sa prestation de serment, son « adresse à la nation ». C’est un moment formel, symbolique, mais aussi très important parce que le quarante-cinquième président américain est attendu sur de nombreux dossiers. Bien sûr, les propos tenus lors de ce rendez-vous sont souvent consensuels et destinés à faire oublier les turbulences et les affrontements de la campagne électorale. Mais, à ne pas en douter, il y a aura tout de même quelques indications sur les premières mesures diplomatiques qui seront prises par la nouvelle administration.

Dans le monde arabe, Trump est attendu sur trois dossiers majeurs. Le premier concerne la question palestinienne. On le sait, le locataire de la Maison-Blanche a nommé un proche du Likoud comme ambassadeur et annoncé surtout qu’il transfèrera l’ambassade américaine en Israël de Tel Aviv à Jérusalem. Rappelons que cela fait déjà plus de dix ans que le Congrès a voté (à une très grande majorité) un tel transfert. Comme l’ont fait ses prédécesseurs Clinton et Bush, et comme il le fait depuis 2009, Barack Obama a néanmoins signé le document qui, au nom de la « protection de l’intérêt national américain », empêche ce déplacement pour les six mois à venir. Cela renvoie l’éventuel changement d’emplacement de l’ambassade à juin prochain. A ce moment-là, Donald Trump pourra donc décider de ne pas s’opposer à ce transfert. Quelle sera alors la réaction des Palestiniens et du reste du monde arabe ?

Pour les premiers, toutes les hypothèses sont permises à commencer par une nouvelle intifada. Démunie, affaiblie sur le plan politique, l’Autorité palestinienne a quant à elle, faute d’arguments et de leviers d’influence, laissé planer la menace d’une rupture de ses relations avec Israël et la remise en cause même de la reconnaissance de l’Etat hébreu. Dans un contexte où les Israéliens se préparent à faire passer une nouvelle loi sur la colonisation – ce qui en dit long sur l’impact de la récente résolution des Nations Unies sur les intentions du gouvernement Netanyahou -, cette question de l’ambassade américaine en Israël est susceptible de provoquer une grave crise entre Israéliens et Palestiniens. Quant au monde arabe, il ne faut rien en attendre. Une réunion de la Ligue arabe sera décidée mais, et les Palestiniens le savent bien, aucune action d’envergure ne sera entreprise d’autant que certains membres de la Ligue sont aujourd’hui les alliés objectifs d’Israël.

En effet, et c’est l’un des autres points sur lequel Trump est attendu, les monarchies du Golfe, puisque c’est d’elles qu’il s’agit, ne cachent pas leur désarroi quant aux intentions du président américain. Certes, ce dernier a laissé entendre qu’il était partisan d’une ligne dure à l’encontre de l’Iran. Une position qui ravit les dirigeants israéliens et qui aurait pu rassurer l’Arabie saoudite et ses partenaires du Conseil de coopération du Golfe (GCC). Mais, dans le même temps, plusieurs articles de presse publiés aux Etats-Unis laissent entendre que Trump accorderait une oreille attentive aux recommandations de nombreux lobbies, dont celui du pétrole, qui ne veulent absolument pas être exclus du marché iranien. A Riad on s’inquiète ainsi du fait que le président élu a déclaré à plusieurs reprises vouloir « renégocier » l’accord conclu avec Téhéran sur la question du nucléaire. Pour les monarchies du Golfe, ce n’est pas de renégociation dont il devrait être question mais de remise en cause voire d’annulation pure et simple. Et leur inquiétude est d’autant plus grande que, par ailleurs, Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Amérique ne payera pas indéfiniment pour leur sécurité. On voit mal les Etats Unis retirer leurs troupes de la région mais on peut s’attendre à ce qu’ils exigent plus de contreparties…

Pour ce qui concerne le troisième point, les relations entre Washington et Téhéran vont aussi avoir leur impact sur le dossier syrien tout en étant conditionnées par la volonté de Trump de trouver un terrain d’entente avec la Russie de Vladimir Poutine. L’équation est pour le moins compliquée. Sur la Syrie, on sent bien que la nouvelle administration américaine sera tentée de laisser définitivement le champ libre à la Russie et donc à Assad. Mais l’Iran reste un sujet possible de tensions entre Moscou et Washington. Souvenons-nous que la réémergence de la Russie dans le domaine des relations internationales a été permise, entre autre, par la question des négociations sur le nucléaire iranien. Autrement dit, on voit mal comment Trump pourra à la fois contenter Israël sur l’Iran et garder de bonnes relations avec Moscou.

Il sera aussi intéressant de voir comment Trump va réagir face aux pressions des néoconservateurs qui le poussent à reprendre pied au Proche-Orient, notamment en Syrie. Comment va-t-il aussi mener la lutte contre l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) ? Sur ce dossier, ses déclarations d’intention sont peu claires et contradictoires. Va-t-il inciter Moscou à intervenir en Irak, notamment dans la bataille de Mossoul ? Va-t-il exiger des pays de la région, notamment les monarchies du Golfe et la Turquie, qu’elles s’investissent plus dans la guerre contre l’OEI ? Toutes ces questions restent posées. En attendant les réponses, il ne faut pas oublier les conséquences possibles de « l’inattendu ». En effet, le début d’une présidence américaine voit souvent arriver des événements imprévisibles, du moins a priori, et dont les conséquences façonnent le mandat à venir. Avec un homme aussi imprévisible que Trump à la Maison Blanche, cela ne rassure guère…

PS : Trump ou pas, que cela ne nous empêche pas de souhaiter une bonne et heureuse année 2017 aux lecteurs de cette chronique.
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La chronique du blédard : Alep, Gaza et BHL

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 29 décembre 2016
Akram Belkaïd, Paris

Quelques jours avant la chute d’Alep-est (« la libération d’Alep-est », diront les Poutinolâtres et autres Bacharophiles), une séquence vidéo a cartonné sur internet et les réseaux sociaux. Mise en ligne par le site RT News (ex Russia Today News), un site financé par des fonds publics russes, elle entendait « démonter en deux minutes la rhétorique des médias occidentaux sur la Syrie ». Eva Bartlette, journaliste « indépendante » canadienne y répond à son confrère norvégien Kristoffer Ronnenberg, correspondant d’Aftenposten aux Etats Unis, en déroulant l’habituel argumentaire pro-régime : les médias « mainstream » mentent, les rebelles sont tous des terroristes, les Casques blancs seraient une imposture, etc…

Il ne s’agit pas ici de perdre son temps à répondre à cette propagande qui foisonne sur internet et que la fachosphère reprend et amplifie. On notera simplement que ce qui a donné de l’impact à cette intervention, c’est que la journaliste s’exprimait avec, derrière elle, le logo des Nations unies ce qui a poussé de nombreux internautes à penser que le débat était organisé par l’ONU. En réalité, et le site RT News et ses affidés se sont bien gardés de le préciser, cette conférence de presse était organisée par la Mission permanente de la République syrienne aux Nations Unies, autrement dit la représentation du régime syrien. Celles et ceux qui ignorent le fonctionnement des Nations Unies, et ils semblent être nombreux, doivent savoir que n’importe quelle représentation diplomatique à l’ONU a le droit d’utiliser l’une des nombreuses salles de presse de l’institution sans pour autant que les conférences organisées puissent recevoir le label onusien. Pour résumer, il y a une grande différence entre « conférence organisée à l’ONU » et « conférence organisée par l’ONU ». Mais gageons que cette précision ne convaincra pas celles et ceux qui affirment que « l’ONU a dénoncé les mensonges de la presse mainstream »…

Mais ce qui doit interpeller dans l’affaire, c’est le succès de cette vidéo. On peut le mettre sur le dos de l’audience croissante du conspirationnisme mais cela ne suffit pas. En effet, c’est aussi le résultat de la perte de crédibilité des grands médias quant aux affaires internationales. Si l’on s’en tient au monde arabe, et à sa propension actuelle à réfuter le discours anti-Bachar, deux dossiers donnent de la consistance à cette défiance. Il s’agit de la guerre en Irak de 2003 et la situation du peuple palestinien, notamment à Gaza. Il y a quelques temps, j’ai participé à une émission sur TV5 où le représentant du New York Times a évoqué, sans honte bue, les attentats du 11 septembre 2001 pour justifier l’invasion de l’Irak décidée par George W. Bush et soutenue, entre autres, par Tony Blair. Or, on sait aujourd’hui l’ampleur du dévoiement de ce quotidien dont plusieurs journalistes ont repris sans ciller les mensonges du Pentagone et du Département d’Etat. Certes, le quotidien a présenté ses excuses à ses lecteurs mais ce fut une démarche à minima et, aujourd’hui, ses journalistes s’irritent quand on leur rappelle cette grande erreur. Ils ne veulent pas voir à quel point cette affaire a laissé des traces dans les mémoires. Pire, certains d’entre eux sont même tentés par un certain révisionnisme destiné à minimiser les errements de leur journal dans cette guerre dont l’Irak, en particulier, et le monde arabe en général, continuent de payer le prix fort.

Abordons maintenant la question du peuple palestinien et évoquons une autre vidéo qui a, elle aussi, cartonné sur les réseaux sociaux. Il s’agit du passage du « philosophe » Bernard-Henri Levy dans l’émission Upfront d’Al-Jazeera en langue anglaise. Les questions du journaliste Mehdi Hasan étaient simples et percutantes (BHL n’est jamais, mais vraiment jamais, interviewé de la sorte par les médias français…) : pourquoi l’émoi et la solidarité en faveur d’Alep-est et pourquoi le silence quant au sort du peuple palestinien en Cisjordanie et à Gaza ? Pourquoi évoquer une « no-fly zone » pour Alep et ne pas en avoir fait de même pendant les bombardements de Gaza en 2008-2009 et 2014 ? Déstabilisé, bredouillant dans un anglais plutôt incertain, le coucourdier à la chemise blanche de Saint-Germain-des-Prés a démontré à quel point le double ou triple langage ne le gênait pas en prétendant, entre autres, que la Guerre de Gaza était « défensive » et qu’il convenait de ne pas comparer les deux situations puisque les morts à Alep-est étaient bien plus nombreux que ceux de Gaza. Etrange argument quand on sait que le même personnage affirme qu’il ne faut pas entrer dans « l’arithmétique des morts » quand on lui fait remarquer que le nombre de victimes palestiniennes est bien plus important que les israéliennes.

Certaines causes sont souvent entachées par des soutiens dont elles se seraient bien passées et cela ne doit pas remettre en question leur justesse. Que BHL soutienne tel ou tel soulèvement dans le monde arabe ne doit pas servir de seule justification pour adopter une position contraire. En 1992, et durant les années qui ont suivi, le « philosophe » avait pris parti pour l’interruption du processus électoral en Algérie et s’était même démené pour soutenir nombre d’illustres personnalités algériennes. Si l’on s’en tient au raisonnement qui prévaut aujourd’hui chez nombre de nos concitoyens, cela veut donc dire que les partisans de cette interruption se sont fourvoyés... Bien entendu, l’affaire est plus complexe mais cet exemple précis devrait inciter à juger de certaines situations autrement qu’en se déterminant en fonction de ce qu’en disent la presse occidentale et BHL.
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