Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 8 août 2019

La chronique du blédard : Le système se désagrège

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 8 août 2019
Akram Belkaïd, Paris

Disons-le tout de suite, il est bien difficile de comprendre ce qui se passe en Algérie. Les événements les plus improbables et les plus inattendus ne cessent de se succéder et, au-delà du factuel brut qu’il est facile de rapporter, l’analyse et la réflexion sont handicapées par l’habituelle opacité qui prévaut au sein du pouvoir. En six mois, nous avons assisté à la démission forcée du président Abdelaziz Bouteflika, à l’arrestation et l’emprisonnement de personnages que l’on pensait à jamais intouchables à l’image des généraux Mohamed Mediène (dit Tewfik) et Athmane Tartag (dit Bachir) sans oublier Saïd Bouteflika, longtemps successeur putatif de son frère avant que le mouvement populaire du 22 février ne contrarie ses plans.

Voilà maintenant que l’on apprend que le général (à la retraite) Khaled Nezzar et son fils Lotfi font l’objet d’un mandat d’arrêt international lancé par le tribunal militaire de Blida. Les deux hommes sont poursuivis pour « complot contre l’État et atteinte à l’ordre public. » L’affaire est sérieuse car les deux recherchés, auxquels s’ajoute Farid Benhamdine, président de la Société algérienne de pharmacie, risquent tout simplement la peine de mort. Rappelons que cette dernière est toujours prévue par le code pénal même si l’Algérie, comme le Maroc et la Tunisie, a suspendu son application depuis le milieu des années 1990. Cela relativise donc la portée du mandat d’arrêt car aucun pays européen ne consentira à une extradition puisque les mis en causes risquent la peine de mort.

On sait que Khaled Nezzar a été entendu par la justice militaire comme témoin dans l’instruction qui vise Mediène, Tartag et la dirigeante du Parti des travailleurs (PT) Louisa Hannoun. On sait aussi que l’ancien ministre de la défense (1990-1993), et architecte du coup d’État de janvier 1992 contre le président Chadi, est présent depuis quelques jours sur le réseau social Twitter où il s’attaque ouvertement à l’homme fort du moment, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah. Ces mises en cause directes expliqueraient le mandat international mais est-on sûr que ce compte (@KhaledNezzar8) est bien celui de Khaled Nezzar ? Pas vraiment. Certes, l’intéressé n’a publié aucun démenti mais, dans le même temps, son compte n’est pas certifié par le réseau Twitter comme c’est souvent le cas pour les personnages publics.

Nous assistons donc à un règlement de compte entre deux officiers supérieurs, le retraité accusant celui qui est toujours d’active d’être « brutal » et d’avoir détourné le mouvement populaire du 22 février. Soit. Mais quoi d’autre ? Les intéressés ne parlent pas à la presse. Ne s’expliquent pas sur leurs motivations. Les journalistes, dont le présent chroniqueur, sont réduits à chasser l’information auprès d’intermédiaires plus ou moins informés. Recouper telle ou telle assertion est impossible. En permanence plane l’ombre de la manipulation, de la vraie-fausse confidence censée éclaircir le tableau. Que reproche-t-on vraiment à Nezzar ? Faut-il prendre au sérieux ses déclarations selon lesquelles Saïd Bouteflika envisageait de provoquer l’état d’urgence ou l’état de siège pour empêcher que son frère ne perde le pouvoir ? Et si ces déclarations sont bel et bien avérées, comment expliquer qu’elles n’aient pas provoqué un « rapprochement » entre Gaïd Salah et Nezzar ? Bref, qu’est-ce qui oppose réellement les deux hommes ?

On peut se réjouir de ce triste spectacle d’un système arrivé en bout de course qui ne cesse de perdre les pédales. On attend les révélations qui ne manqueront pas de survenir même si, là encore, il conviendra d’être prudent. Mais le rire satisfait qui accompagne cette déconfiture de personnages ayant un lourd passif – le dossier de la décennie noire – est aussi craintif. Tout ce désordre comparable aux purges staliniennes ne dit rien qui vaille. On connaît la capacité du système algérien à user de la violence quand il est dans une situation de blocage. Le bon sens populaire l’a d’ailleurs bien compris, le message des manifestants étant clair : continuez à vous déchirer, nous continuerons à manifester et à militer pour une Algérie nouvelle.

Mais les facteurs de division ne sont pas à négliger. S’en prendre à Khaled Nezzar est susceptible de renforcer la popularité d’Ahmed Gaïd Salah auprès de celles et ceux qui voient en lui le « sauveur » de l’Algérie. Ne parlons pas des incontournables chiyatines, ces manieurs frénétiques de la brosse à reluire qui soutenaient hier un cinquième mandat de Bouteflika et qui aujourd’hui se sont trouvés un nouveau maître à adorer. Ces gens sont, hélas, une composante de la population algérienne toujours prompte à soutenir le patron du moment comme le firent jadis les béni-oui-oui de la période coloniale. Au-delà de ces pauvres gens, le chef d’état-major trouve donc des soutiens chez les partisans de l’ordre, de la stabilité et du refus de « l’aventure » que constituerait une transition démocratique comparable à celle où s’engage le Soudan. C’est une donnée à garder en tête.

Pour autant, cela fait six mois que le hirak du 22 février garde le cap. C’est extraordinaire et admirable. Les étudiants qui manifestent chaque semaine sont l’honneur de l’Algérie. Des nuages s’amoncellent dans le ciel algérien mais la foi demeure. Ce système honni se désagrège et les règlements de compte au sein du sérail n’y changeront rien. Le seul sauveur possible de l’Algérie, c’est le peuple et sa volonté de changement.

La chronique du blédard : Monologue du taxieur frustré

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 1er août 2019
Akram Belkaïd, Paris

Vous allez où ? D’accord. Juste une chose monsieur, il va falloir vous habituer à le dire autrement. Orly-sud et Orly-ouest, ça n’existe plus ! Maintenant, c’est Orly un, deux, trois ou quatre. C’est comme ça. Les choses changent. Entre nous, c’est juste de la com’ même s’il y a un nouveau bâtiment pour les départs. Le trois. Vous, c’est le quatre. C’est l’ancien Orly-Sud, le point d’entrée au bled, ha ha ha ! Dites, ça va ? Vous vous sentez bien ? Vous n’avez pas l’air de m’écouter ? C’est la chaleur ou alors c’est la nouvelle de la mort du président tunisien qui vous met dans cet état ? Vous n’allez pas me dire que vous êtes triste ? Moi, ça ne me fait rien du tout. Je suis d’Algérie, mais je me mets à la place des Tunisiens. C’est un peuple de jeunes et ils ont un président presque centenaire. C’est sérieux, ça ? Et chez nous, ce n’est pas mieux. Le général ? C’est un vieux. Le président par intérim ? Un vieux. Même les gens du panel pour le dialogue, ce sont des vieux et des vieilles. Les jeunes, ils ont été les premiers à aller manifester dans la rue contre Bouteflika. Et comme à chaque fois, les vieux vont leur voler leur révolution. Comme en 1962. Qu’ils dégagent tous monsieur ! Tous ! J’aime bien cette expression : yetnahaw gua3 !

Je suis de Michelet. Enfin, d’un village un peu plus haut. Je suis né là-bas. Mon père est arrivé en France en soixante-douze. Il nous a ramenés ensuite avec mes sœurs et ma mère. J’avais cinq ans. C’était sous Giscard. Je suis passé de la montagne à Brétigny. Direct, sans transition. Je me souviens encore de notre arrivée. Il pleuvait de la neige fondue. J’en veux à mon père d’avoir fait ça. Je crois que je ne lui pardonnerai jamais. Bien sûr, je ne lui ai jamais dit en face. Mais il le sait. J’en ai parlé autour de moi. Des cousins l’ont certainement répété à leurs pères qui se sont empressés de lui rapporter. C’est comme ça. Au bled, on aime bien faire des commérages et des histoires interminables. Les hommes sont des pipelettes. C’est pire que les femmes ! Enfin… Je vous disais que j’en veux à mon père de m’avoir fait vivre ici. Si j’étais resté au bled, j’aurais eu une autre vie. Si, si, je vous l’assure. Ici, je n’ai fait que survivre et me battre. En permanence. Je n’ai pas terminé le lycée. On m’a orienté en filière professionnelle. Ensuite, j’ai travaillé sur des chantiers. Mais j’ai toujours progressé. Aujourd’hoi, Hamdoullah, je suis indépendant. Je vis bien. Je ne dois rien à personne mais je suis un homme frustré.

Avec mon énergie et ma volonté, je suis sûr que j’aurais fait des choses extraordinaires au pays. Ce n’est pas une histoire de statut social. Je ne vais pas vous dire que l’argent ne m’intéresse pas. Mais ce n’est pas faire fortune qui m’intéresse. J’ai pas envie de devenir millionnaire et de finir à la prison d’El-Harrach. C’est juste que je sais que j’aurais fait des choses concrètes pour le bien du pays. Avant de devenir taxieur, j’ai roulé ma bosse dans plein de secteurs. A chaque fois que je vais au pays, je pose des questions, je demande si telle ou telle activité existe. La plupart du temps, on me dit que non ou que c’est rare. J’espère que ce hirak va tout balayer. Si l’Algérie change, juste un peu, je rentre tout de suite. J’ai tellement d’idées et de projets. Un gars qui se lève le matin, qui est optimiste, qui sait encaisser, il peut faire des miracles si le minimum de liberté existe. Je n’attends que ça. Un peu de liberté en Algérie et, bien sûr, moins de corruption.

Les amis au pays me disent que j’exagère. Pour eux, c’est grâce à la France que je suis ce que je suis. Je ne vais pas cracher dans la soupe. Bien sûr que c’est la France qui m’a formé. Mais dans quelles conditions, monsieur ? A une époque, j’étais intérimaire. J’ai travaillé pendant des mois pour une grosse entreprise industrielle. L’objectif, c’était de se faire recruter et d’obtenir un CDI. Il fallait être au taquet, en faire plus. Convaincre qu’on pouvait avoir le droit d’avoir un emploi comme les autres ouvriers… Les semaines et les mois passaient, des intérimaires arrivés après moi étaient recrutés et moi toujours pas. Je suis allé voir le contremaître. Je lui ai demandé cash : c’est parce que je suis maghrébin ? Il a rigolé et m’a juste dit : estime-toi heureux de continuer à travailler en intérim.


Alors, oui, je sais ce qui se passe au bled. Je connais le piston, la hogra, tout ça… Mais jamais on ne m’aurait traité comme ça chez moi. Déjà, rien que le fait d’être tutoyé, monsieur… Ou de voir son père l’être… L’Algérie, c’est un grand vide chez moi, monsieur. Je n’arrête pas d’y penser. De me dire, et si mon père nous avait laissé grandir en Kabylie ? Et si, maintenant, j’étais installé à Tizi Ouzou ou alors ailleurs. Parce que moi, monsieur, j’aime toute l’Algérie. Ma femme, elle est originaire de Souk Ahras. On y va une fois par an. Je m’y sens bien. Elle a aussi des cousins à Tiaret qu’on visite de temps en temps. L’Algérie, c’est magnifique. Le littoral, les plaines, les hauts plateaux. Vous trouvez un bon coin, vous ouvrez un hôtel pour familles et vous gagnez bien votre vie. Il faudrait juste qu’on laisse les Algériens travailler. Librement.
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La chronique du blédard : Après le foot, la politique

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 juillet 2019
Akram Belkaïd, Paris

Le sacre africain de l’équipe algérienne de football amène à plusieurs commentaires. Le premier d’entre eux est d’ordre subjectif mais il sera certainement partagé par nombre d’amateurs du ballon rond. Grâce à sa victoire acquise en territoire étranger, l’Algérie est désormais un « vrai » champion d’Afrique. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de dévaloriser la victoire de 1990 – ce grand moment de joie avant la nuit des années 1990. Mais ce fut un titre acquis à Alger et l’on sait que les victoires à domicile sont toujours accompagnées d’un « oui mais ». Bien sûr, et l’exemple de l’Égypte défaite chez elle le montre bien, organiser une compétition ne signifie pas qu’on va l’emporter à coup sûr. Mais, dans le même temps, gagner une finale chez soi, devant son public et ses officiels, est jugé normal. Au passage, on ne boudera donc pas notre plaisir en imaginant le désagrément provoqué par une telle victoire chez les officiels égyptiens…

Les deux commentaires qui suivent sont d’ordre sportif. D’abord, avec la finale contre le Sénégal, l’Algérie a démontré une nouvelle fois les dangers d’inscrire un but trop tôt. Le football a certaines règles non-écrites dont l’une veut qu’une équipe peut perdre une partie de ses moyens si la victoire lui ouvre rapidement ses bras. Dans l’histoire de ce sport, on peut citer maints exemple d’un favori battu parce qu’ayant marqué dès les premières minutes (Les Pays-Bas en finale de la Coupe du monde en 1974). C’est toute la problématique de faire la course en tête alors qu’il est souvent plus motivant, et plus simple, d’assurer la poursuite (le cyclisme et la moto confirment aussi cette règle). Ensuite, on insistera sur le grand état de fatigue des joueurs. Cela pose d’ailleurs la question du statut de la Coupe d’Afrique des nations (CAN). En janvier, les concernés sont en meilleure forme physique mais leurs clubs rechignent à les libérer. En fin de saison, ils sont épuisés et leur niveau de jeu s’en ressent. On ajoutera aussi qu’il n’est pas certain qu’organiser une CAN tous les deux ans soit une bonne idée. L’argument avancé est que cela aide le football africain à progresser. En réalité, on se rend bien compte que rares sont désormais les pays disposant de l’assise financière et des infrastructures pour bien accueillir cette compétition qui succombe, elle aussi, au gigantisme en portant à vingt-quatre le nombre de qualifiés.

Venons-en maintenant à une lecture plus politique des choses. Cette équipe algérienne qui vient d’entrer dans l’histoire est composée d’une majorité de joueurs nés et formés en France. La plupart d’entre-eux sont des binationaux. C’était déjà le cas lors des coupes du monde 2010 et 2014 et la question avait déjà été abordée. Une victoire pour l’équipe nationale et les intéressés sont des héros. Une défaite ou une élimination peu glorieuse, et les voici transformés en parias accusés de mercenariat. On rappellera surtout que la Constitution algérienne, amendée sous Abdelaziz Bouteflika, interdit à tout binational d’occuper un certain nombre de postes à hautes responsabilités. Loué pour sa science tactique et son savoir-faire en tant que meneur d’hommes, l’entraîneur Djamel Belmadi ne peut pas devenir président de la République comme le réclament certains fans et certains montages photographiques partagés sur les réseaux sociaux. Certes, l’Algérie a toujours été très prudente à l’égard de ses communautés vivant à l’étranger. Mais l’histoire retiendra que c’est sous Bouteflika qu’une nouvelle discrimination entre citoyens a été créée. La victoire de l’EN changera-t-elle les choses ? Ce n’est pas certain.

Autre commentaire d’ordre politique. Comme nombre de téléspectateurs, j’ai été très étonnée de voir un officier supérieur algérien descendre sur la pelouse du stade olympique du Caire au moment de la remise des trophées. Le plus souvent, les attachés de défense sont des personnages discrets qui s’en tiennent à un strict respect du protocole (lequel leur permet d’apparaître en uniforme en certaines occasions comme les réceptions diplomatiques). En ces temps de Hirak où les Algériennes et les Algériens défilent aux cris de « État civil et non militaire », ces images d’un homme en uniforme congratulant les joueurs semblaient asséner le contraire en affirmant la prééminence des militaires sur tout ce qui touche à l’Algérie. Des amis occidentaux, peu au fait des questions géopolitiques mais passionnés de football, y ont vu la confirmation d’une idée bien ancrée dans leurs esprits selon laquelle les militaires tiennent tout en Algérie, y compris le sport…

Tout cela nous amène à la situation actuelle. Entre le 16 mars 1990 et le 19 juillet 2019, l’Algérie a connu une longue traversée du désert footballistique (on ne peut pas estimer qu’une qualification en Coupe du monde est une « victoire »). Durant ces vingt-neuf années, le pays n’a guère connu de transformations positives sur le plan politique. Bien au contraire, toutes les affaires de justice qui font actuellement l’actualité démontrent à quel point il a régressé. Être un « vrai » champion d’Afrique, c’est bien, cela fait « plizir », mais ce n’est pas le plus important. Le football est là pour nous donner des joies, des fiertés et des émotions. Mais il ne nous fera jamais perdre de vue l’essentiel. C’est sur le plan politique que l’Algérie a un besoin urgent de victoires et de changements majeurs.

La chronique du blédard : Un bien détestable président

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 18 juillet 2019
Akram Belkaïd, Paris


Donald Trump, président des États-Unis d’Amérique est un raciste, un xénophobe et un misogyne. Qui peut désormais en douter après la série de tweets adressés, sans les nommer, à quatre parlementaires démocrates appelées à « retourner » d’où elles viennent. Parmi les mises en cause par ce président aux aïeux allemands, il y a Alexandria Ocasio-Cortez, dite « AOC », née à New York mais originaire de Porto Rico qui est un territoire sous tutelle américaine. Ilhan Omar est, quant à elle, arrivée aux États-Unis en tant que réfugiée de Somalie lorsqu’elle était mineure. Enfin, Rashida Tlaib est la première Américaine d’origine palestinienne à siéger au Congrès. Les intéressées ont répondu par tweets interposés en renvoyant le locataire de la Maison-Blanche dans les cordes mais cela ne changera rien à sa position et il serait illusoire d’attendre de sa part un mea culpa. Joe Biden qui fut le vice-président de Barack Obama et qui est candidat à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 2020 a raison de dire que jamais président américain n’aura été aussi « ouvertement raciste » que Trump. On appréciera à sa juste valeur le terme « ouvertement »…

L’affaire a certes provoqué un tollé. La grande majorité des élus démocrates ont vigoureusement critiqué les propos de Trump et la Chambre des représentants, l’étage inférieur du Congrès sous domination démocrate, a condamné ce nouveau dérapage. Côté républicain, seules quelques voix se sont faites entendre en reprenant les accusations de racisme ou en demandant au président de retirer ses propos. C’est l’indication que la vie politique américaine est de plus en plus polarisée et c’est ce que cherche le principal intéressé. Car Donald Trump n’en est pas à son premier outrage. Il y a plus d’un an, n’avait-il pas qualifié les pays africains de « pays de merde » ? A l’époque, déjà, l’indignation avait parcouru le monde, des journaux influents avaient consacré maints éditoriaux rageurs sur ce sujet, des chancelleries ont protesté mais cela n’a rien changé. Le raciste persiste et signe. Mieux, il semble prendre un malin plaisir à récidiver et à surenchérir en sachant très bien quelles réactions il va provoquer.

La réalité, c’est que les États-Unis sont désormais entrés en campagne pour l’élection présidentielle de novembre 2020. Dans quelques mois, auront lieu les premières primaires, dont celle symbolique de l’Iowa. Donald Trump sera le candidat des républicains et toute la question est de savoir qui sera son adversaire démocrate. En pratiquant l’outrance et en répétant à l’envi ses provocations ordurières, le président vise deux objectifs. Le premier est de resserrer les rangs de sa base électorale. Scandale après scandale, cette dernière ne perd pas en importance. Certes, les républicains ont perdu les élections de mi-mandat mais les sondages montrent que Trump peut compter sur un électorat solide.

Un électorat, il faut le dire, qui partage en grande partie ses idées. Il n’y a pas que les questions sociales qui fondent la popularité de Trump. Son opposition au libre-échange, ses diatribes contre les délocalisations, ses sorties contre la fuite des emplois, tout cela a bien sûr son effet. Mais il ne faut pas s’aveugler. Les insultes et les mises en causes dirigées contre l’islam, l’immigration, les minorités ethniques et les femmes sont une réalité de même que son indulgence à l’égard de l’antisémitisme. Ces thèmes incendiaires sont autant de points de rassemblement et de convergence avec son électorat. Au passage, concernant l’antisémitisme, on notera la position à géométrie variable du président américain : indulgence à l’égard de celui, réel, qui prospère dans son camp et mise en cause intransigeante à l’égard de celui, supposé, qui existerait chez les démocrates, notamment chez celles et ceux qui s’opposent à la politique d’Israël…

L’autre objectif de Trump est de semer la pagaille au sein des candidats démocrates à l’investiture. Avec ses déclarations tapageuses – il y en aura d’autres dans les prochains jours et mois -, il les oblige à suivre son tempo, à se déterminer par rapport à lui et à se retrouver dans une situation où il leur sera bien difficile de faire entendre leurs propositions. Le président a bien compris l’avantage d’une telle situation qui flatte son narcissisme démesuré. Les uns et les autres sont obligés de parler de lui, de se référer à lui. La question est simple : peuvent-ils l’ignorer ? Et si oui, comment peuvent-ils y arriver ?

Finalement, l’Amérique paie bien cher l’élection de Barack Obama en 2008. Terminé l’idée d’un pays entré dans l’ère « post-raciale ». On réalise depuis 2016 qu’une grande partie de l’Amérique profonde n’a jamais admis de voir un Noir à la Maison-Blanche. Et avec Trump, elle trouve l’occasion de donner libre cours à des pulsions qui, jusque-là, étaient contenues ou interdites d’expression. Si le président se permet d’être ouvertement raciste pourquoi les citoyens ne le seraient-ils pas ? L’Amérique est entrée dans une période délicate et il sera intéressant de voir si elle possède les ressorts pour échapper à la catastrophe vers laquelle l’entraîne un homme aussi inconséquent que détestable.