Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

mardi 4 décembre 2018

La chronique du blédard : Réflexions sur le vote

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 29 novembre 2018
Akram Belkaïd, Paris

Au XIXe siècle, les peuples européens ont longtemps lutté pour mettre fin à l’absolutisme monarchique et pour obtenir le droit de vote (essentiellement masculin à l’époque). L’ambition républicaine, ou celle d’une monarchie parlementaire, était adossée au principe du droit des électeurs à désigner leurs représentants grâce au bulletin glissé dans l’urne. Un peu plus tôt, à la fin du XVIIIe, les Américains avaient donné corps à cette idée en y ajoutant quelques dispositions destinées à empêcher le retour déguisé à l’absolutisme. C’est ce qui explique, du moins en théorie, pourquoi le président des Etats-Unis n’a pas tous les pouvoirs et qu’il doit compter avec le Congrès : « a president weak by design », un président délibérément faible de par la conception de son poste.

La revendication du vote pour tous fut aussi celle des mouvements nationalistes dans les pays colonisés. Le cas algérien en est un exemple. Avant même la création de l’Etoile nord-africaine (ENA), le vote fut considéré par le mouvement Jeunes Algériens comme un moment décisif dans la confrontation avec l’ordre colonial. Cela sera le cas jusqu’au déclenchement de la Guerre d’indépendance avec son cortège de scrutins annulés ou truqués. Ce fut le cas en 1948 quand le socialiste Marcel-Edmond Naegelen, alors gouverneur général d’Algérie, truqua les élections pour le deuxième collège (celui réservé aux indigènes) de l’Assemblée algérienne. Concernant la Guerre d’Algérie, on évoque souvent les massacres du printemps 1945 comme ayant été le catalyseur pour un passage à la lutte armée. On oublie trop souvent de parler de ces élections de 1948 qui démontrèrent que le lobby colonial n’entendait pas permettre aux Algériens de choisir leurs représentants.

En ce début de XXIe siècle beaucoup d’urnes ont été charriées par les flots électifs. Dans des pays du Sud comme l’Algérie, on vote dans des environnements politiques censés être pluralistes mais les résultats des scrutins sont sans surprise car le résultat est connu à l’avance. Les dictatures et les régimes autoritaristes ont su accompagner l’air du temps. Le temps du vote interdit ou du candidat unique est révolu. On organise des compétitions électorales avec tout ce qu’il faut comme atours démocratiques mais le jeu est truqué et les électeurs, comme les observateurs internationaux, le savent. Souvent, aussi, les principaux adversaires du président sortant sont empêchés de se présenter quand ils ne sont pas jetés en prison. On notera aussi qu’il existe des exceptions pour le pire comme pour le meilleur.

Pour le meilleur, la Tunisie est un pays où voter a désormais une signification. Bien sûr, la population ne voit pas venir les changements promis par la révolution de janvier 2011 et cela se traduit par une forte abstention. Il est évident aussi que le mécanisme électoral n’est pas (encore) parfait. Il n’empêche. L’électeur tunisien peut (doit) considérer que sa voix compte. Quant au pire, les exemples ne manquent pas. On pense notamment à certains pays d’Afrique subsaharienne, comme le Cameroun, où de scrutin présidentiel en scrutin présidentiel, de décennie en décennie, le résultat est toujours le même. On peut aussi évoquer les monarchies du Golfe qui sont, exception faite du Koweït, les seuls pays dans le monde où on ne vote pas (ou si peu et de manière erratique). Les seuls pays dans le monde, avec la Corée du nord, où on ne fait même pas semblant d’organiser des élections régulières. Même la Chine et son tout puissant parti communiste permettent, une fois tous les cinq ans, à 900 millions d’électeurs de désigner directement 2,5 millions de « représentants du peuple » aux « assemblées populaires » locales.

En Occident comme dans d’autres régions du monde (Asie, Amérique latine), le vote est un acquis et la vie politique s’organise autour des échéances électorales. Les batailles et les mobilisations du XIXe siècle y ont donc atteint leur objectif. Mais cela ne signifie pas que la situation est parfaite. Si l’on devait dresser un tableau listant les principaux problèmes qui enrayent l’expression démocratique lors d’une élection, on retrouverait un peu partout la mention de l’argent. L’exemple le plus frappant est celui des Etats-Unis où il est impossible de faire campagne sans dépenser des centaines de millions de dollars. Les législateurs américains ont renoncé à limiter les dépenses de campagne au nom de la liberté d’expression. Ce faisant, ils ont ouvert la voie à une ploutocratie qui ne dit pas son nom.

L’argent intervient aussi de manière indirecte. Le cas français l’illustre bien (on aurait pu aussi évoquer celui du Brésil). Certes, les dépenses de campagne sont limitées mais que dire quand une grande partie des médias est aux mains d’industriels et de milliardaires qui ont donc les moyens d’influer sur la campagne électorale ? Dans ces conditions, l’intégrité du vote est donc questionnée. La nécessité d’affranchir les compétitions électorales de l’influence de l’argent ne date pas d’hier mais cette question ne mobilise guère. A l’inverse, on voit se dessiner une nouvelle frontière, une sorte de revendication encore diffuse mais que l’on retrouve dans tous les mouvements qui s’organisent hors des partis traditionnels. Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler le droit à l’électeur de corriger son vote. Autrement dit, le droit au « recall », celui de voter pour renvoyer l’élu qui ne donne pas satisfaction, qu’il soit maire, député ou président.


De cela, les élus où qu’ils soient n’en veulent pas et mettent en avant la nécessité d’aller au terme de leur mandat. Si l’on revient au cas français, il est intéressant de noter que des dirigeants, qui ne cessent d’expliquer que l’emploi garanti à vie constitue un anachronisme, refusent que leur soit appliquée la précarité professionnelle qu’ils imposent à d’autres. Cela changera tôt ou tard. Les crises politiques qui se dessinent pour le XXIe siècle déboucheront nécessairement sur la possibilité de renvoyer les élus défaillants.
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La chronique de l’économie : Brexit : les histoires d’amour finissent mal, en général

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 28 novembre 2018
Akram Belkaïd, Paris

Quarante-cinq ans de mariage, souvent difficile, et un divorce retentissant. Dimanche 25 novembre, l’Union européenne et le Royaume-Uni se sont entendus autour de l’accord fixant les modalités de sortie du second de l’UE (Brexit). En mars prochain, le Royaume-Uni ne fera plus partie de l’UE et sera donc considéré comme un pays tiers. Après l’élargissement à dix pays en 2004 (auquel était très favorable Londres), le Brexit est le dernier grand événement en date à marquer la vie de la (dé)construction européenne. Quelle sera la suite de cette séparation ?

Ratification incertaine

Il faut signaler que l’accord de quelques 600 pages conclu entre les deux parties doit d’abord être ratifié par les parlements britannique et européen. Et, dans les deux cas, l’affaire n’est pas encore gagnée. À Londres, de nombreux élus sont vent debout contre ce texte et ne cachent pas leur intention de faire tomber la cheffe du gouvernement Theresa May. Certains d’entre eux estiment qu’elle a fait de trop grandes concessions aux Européens notamment le statut de l’Irlande du nord. D’autres, au contraire, estiment que la Grande-Bretagne perd beaucoup trop au change notamment en termes de relations économiques et de droits d’accès au marché européen. Tout se jouera donc en décembre prochain.

En évoquant le Brexit, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, a évoqué un « moment triste » et une « tragédie » sans préciser pour qui. Tragédie pour la construction européenne ? Pour l’Union européenne qui perd un élément de poids ? Ou pour le Royaume-Uni qui va devoir se débrouiller « seul » ? Les réponses à ces questions sont fortement influencées par des éléments idéologiques. Le Brexit est devenu l’emblème des souverainistes qui veulent la fin de l’UE et un retour pur et dur aux souverainetés nationales totales. A l’opposé, c’est aussi l’épouvantail des celles et ceux qui craignent que cette sortie du Royaume-Uni ne soit le catalyseur d’une lente implosion de l’Union européenne. On relèvera ainsi que la « dureté » des négociateurs européens constitue un message clair aux autres membres tentés par une sortie (on pense notamment aux pays d’Europe de l’Est).

Dans les mois qui viennent, le feuilleton Brexit va donc continuer d’alimenter la chronique. On en saura plus sur nombre de contentieux possibles : la pêche, le statut des travailleurs résidants, les « frontières » de l’Irlande du nord avec l’Éire, le statut de Gibraltar… Plus important encore, l’accord commercial et les règles de concurrence entre entreprises que négocierons les deux parties seront auscultés à la loupe de même que le montant définitif que Londres devra verser à Bruxelles en guise de compensation, une sorte de pension alimentaire payée en une fois.

12 ans de cour assidue, 45 ans de mariage et un divorce


Il n’est pas dit que la Grande- Bretagne fasse une bonne affaire avec le Brexit. Certes, son retrait de l’UE démontre que les peuples peuvent avoir le dernier mot (même si la campagne électorale fut marquée par nombre de mensonges de la part des pro-retrait). Mais on prendra la mesure du retournement de situation en se souvenant que le Royaume-Uni a longtemps attendu aux portes de la Communauté économique européenne (CEE), l’ancêtre de l’Union européenne. Candidat officiel en 1961, il a attendu le 1er janvier 1973 pour y faire son entrée avec l’Irlande et le Danemark. Douze ans de cour assidue et d’attente dus à l’intransigeance de la France qui ne voulait pas d’un membre susceptible de limiter le projet européen en simple zone de libre-échange. Quarante-cinq ans plus tard, le soupirant finalement agréé a donc décidé de reprendre sa liberté…
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lundi 26 novembre 2018

La chronique économique : La BCE n’a pas encore éteint la lumière

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 21 novembre 2018
Akram Belkaïd, Paris

Une salle de bal avec un orchestre qui joue une musique endiablée et des hommes et des femmes qui ne cessent de boire, de danser et de s’amuser. C’est l’image habituelle que l’on convoque à propos de l’euphorie des marchés financiers en ces temps où, depuis de nombreuses années, les principales Banques centrales occidentales pratiquent une politique monétaire ultra-commandante avec notamment des taux d’intérêts très bas et d’importants rachats d’actifs (approche non-orthodoxe). Oui mais voilà, les meilleures choses ont une fin. En Europe, la Banque centrale européenne (BCE) se prépare à abandonner ses achats d’actifs, opérations qui, pour simplifier, équivalaient à injecter de l’argent frais pour pas cher dans le système financier.

Des taux toujours bas

Selon François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France et membre du Conseil des gouverneurs de la BCE, « les achats nets [d’actifs] vont très probablement prendre fin en décembre ». Une déclaration contenue dans le texte d’un discours qui devait être prononcé en début de semaine lors d’une conférence à Tokyo. Mais le banquier central a aussi assuré que l’institution financière européenne va garder le cap de sa politique monétaire accommodante (taux d’intérêts bas) jusqu’à au moins l’été 2019. La fin annoncée du « programme d’assouplissement quantitatif » (ou « quantitative easing » ou QE) ne sera donc pas accompagnée d’un resserrement monétaire (hausse des taux). Du moins, pas tout de suite.

Si l’on revient à l’image citée plus haut, cela veut dire que l’orchestre commence à jouer des morceaux plus lents, des musiciens rangent même leurs instruments tandis que des serveurs vident peu à peu le buffet. Les fêtards, eux, s’accrochent jusqu’au bout, jusqu’au moment où on leur signifiera que la fête est bien terminée en éteignant la lumière de la salle. C’est donc un décrochage progressif que la BCE entend mettre en place. A l’heure où de nombreux économistes s’inquiètent du retour possible de l’inflation, il n’est pas question pour elle de semer la panique sur les marchés en augmentant les taux tout de suite.

On peut aussi faire une autre lecture de la stratégie de la BCE. On sait que le « quantitative easing » a représenté un outil de dernière extrémité face aux conséquences de la crise financière de 2008. Dès janvier prochain, cette Banque centrale va donc revenir à une gestion plus orthodoxe de l’économie. Et le « QE » avec ses achats massifs d’obligations et autres titres sur les marchés pourra toujours être ressorti en cas de nouvelle crise. Laquelle viendra tôt ou tard car c’est la nature même du système capitalisto-financier que de passer de crises en crises, toutes aussi graves les unes que les autres.

 2 600 milliards d’euros pour les marchés !

Une page est donc en train de se tourner en matière de politique monétaire européenne. Mais il demeure un point important. Le programme d’assouplissement quantitatif a coûté 2 600 milliards d’euros à la BCE. C’est une somme énorme. A l’heure où les États européens prétendent manquer d’argent pour investir dans les infrastructures ou les programmes de transition économique, on se dit qu’une partie de ces montants aurait pu être employée autrement. Certes, cela a sauvé la mise au secteur financier mais la fête a peut-être un peu trop duré et les gains réalisés par les investisseurs financiers grâce à la bienveillance de la BCE ne bénéficient qu’à une minorité et certainement pas à une croissance économique aux fruits mieux partagés.
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