Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 7 décembre 2015

La chronique du blédard : La France, l’Arabie Saoudite et le business

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 3 décembre 2015
Akram Belkaïd, Paris


C’est une vidéo édifiante qui circule sur les réseaux sociaux. Datant du 2 octobre 2015, et d’une durée de neuf minutes, on y découvre un moment bien précis des délibérations du Conseil régional de Lorraine. L’un des points à l’ordre du jour concerne une demande d’aide financière à accorder à une entreprise locale pour la mise en place d’un centre de formation à la guerre et au maniement des armes. On y apprend très vite que le public concerné par cet apprentissage particulier est composé de soldats saoudiens. Sans éclats de voix, la majorité des partis présents dans l’enceinte critiquent ouvertement ce projet, rappellent avec des propos plus ou moins pertinents la nature politique de la monarchie saoudienne – une élue insiste sur la condamnation à la prison et au fouet du bloggeur Raif Badawi - et finissent par se prononcer contre le financement demandé (600.000 euros) ou s’abstiennent de voter. Seul le groupe socialiste, représenté en plus grand nombre, vote pour et le projet est donc adopté…

Bien entendu, il est délicat de partir de cet exemple précis pour en tirer des conclusions générales. Il n’empêche. Depuis les attentats sanglants du 13 novembre dernier à Paris, une grande partie de l’opinion publique française s’interroge quant à la responsabilité, directe ou indirecte, de la monarchie wahhabite dans la propagation du terrorisme islamiste aux quatre coins de la planète. Pour autant, ces interrogations, légitimes, ne sont guère relayées par les média hexagonaux ou par la classe politique (exception faite du Front national). Plus prudents pour ne pas dire attentistes, ces derniers se sont tout de même emparés avec avidité d’un texte de l’écrivain Kamel Daoud publié en français dans la rubrique opinion du New York Times (*). Intitulée, « L’Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi », cette analyse rappelle la différence ténue entre ce pays et le groupe Etat islamique (EI) en terme d’idéologie politico-religieuse mais aussi de non-respect des droits de l’homme.

En somme, Kamel Daoud a écrit ce que nombre de nos confrères français rechignent à dire ou à publier par eux-mêmes en raison de pressions évidentes et des non-dits qui entourent le traitement de ce sujet. Certes, le « Qatar-bashing » a la vie longue mais il sert surtout de manœuvre dilatoire destinée à faire oublier que le fond du problème se trouve à Riyad et non à Doha. Pour ce qui est de l’Arabie Saoudite, la prudence est donc de mise. Certains patrons de presse, marchands d’armes ou de luxe, n’aiment pas trop que l’on titille ce client très très riche. Quant aux responsables politiques aux affaires, ils ne pensent qu’au business et sont d’ailleurs prompts à dédouaner la monarchie. « L’Arabie Saoudite et le Qatar luttent contre Daesh (…) C’est incontestable » a ainsi déclaré le Premier ministre Manuel Valls quelques jours après les attaques contre Paris. Le croira qui veut… Rappelons juste au passage ce tweet triomphant du chef de gouvernement après sa visite officielle à Riyad à la mi-octobre : « France-Arabie saoudite : dix milliards d'euros de contrats ! Le gouvernement mobilisé pour nos entreprises et l'emploi ».

N’importe quel progressiste de confession ou de culture musulmane le sait bien. Diffuser des idées modernes, séculaires ou tout simplement démocratiques n’est guère aisé face à la force de frappe du wahhabisme, de ses réseaux et de ses moyens financiers illimités. Quand on explique cela à celles et ceux qui multiplient les injonctions à l’égard des musulmans européens pour qu’ils se désolidarisent du terrorisme, on obtient des réactions gênées, peu convaincues ou bien alors d’un cynisme avoué. Le business, c’est le business et il est plus facile de perquisitionner une mosquée que de mettre en place une enquête parlementaire sur la responsabilité des monarchies du Golfe dans le chaos qui affecte aujourd’hui au moins trois continents.

La manière dont l’Arabie saoudite est préservée par les autorités politiques françaises (et occidentales) met en relief, non pas l’influence directe des dirigeants saoudiens sur leurs homologues mais l’activisme incessant des groupes industriels qui font d’excellentes affaires dans le Golfe (ou ailleurs). Ainsi, quand un homme politique français hésite à dire du mal de l’Arabie Saoudite, ce n’est pas parce qu’il craint la réaction de cette monarchie (les diplomates sont là pour rattraper le coup) mais c’est parce qu’il est redevable à tel ou tel groupe de pression dont les gazettes parlementaires et politiques ne parlent presque jamais.

De son côté, Riyad, certainement conseillé par de puissants cabinets occidentaux de relations publiques, tient absolument à empêcher que l’amalgame « wahhabisme – Daech » continue à être fait. Des poursuites en justice systématiques sont donc évoquées. Celles et ceux qui envisagent de rappeler la manière dont l’Etat saoudien est né au début du XXème siècle, avec les innombrables et effroyables massacres commis par les milices bédouines alliées du roi Ibn Saoud – les fameux Ikhwan que le souverain a fini par mettre au pas avec l’aide de l’armée britannique – savent donc les risques désormais encourus.

La presse saoudienne a d’ailleurs lancé une offensive qui ne passe pas inaperçue. Selon le blog spécialisé « The Mideastwire », nombre de journaux mais aussi de télévisions de la péninsule tentent d’accréditer la thèse que le terrorisme qui a sévi à Paris est d’essence occidentale. Il est ainsi rappelé que Abdelhamid Abaoud, le « cerveau » des attentats de Paris, a suivi une partie de ses études dans « une école catholique ». Ce qui expliquerait sa dérive puisqu’il n’aurait pas suivi les bons préceptes wahhabites qui, comme chacun le sait, sont la représentation même de la tolérance et de la modernité. A l’occasion, il faudra peut-être se pencher aussi sur le cursus scolaire et universitaire des quinze saoudiens impliqués dans les attentats du 11 septembre 2001…


(*) 20 novembre 2015, texte disponible sur internet, www.nytimes.com
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mercredi 2 décembre 2015

Un joli chat blanc marche derrière moi (extraits)

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"Un joli chat blanc marche derrière moi" est un roman de langue arabe du marocain Youssef Fadel, traduit en français par Philippe Vigreux (Sindbad, Actes Sud, 265 pages).




Extraits :

« Haut de taille, l’homme doit se pencher pour entendre ce que lui dit Sa Majesté. Peut-on se comporter autrement avec un roi omniscient ? C’est un homme prodigieux qui aime discuter les questions les plus ardues, qui reconnaît le point de vue des autres même s’il n’en tient pas compte, lui qui méprise tout point de vue qui n’est pas le sien ou daigne à peine l’entendre
(...)
« Sais-tu, Balloute [le bouffon du roi], ce qu’est la colère royale ? La colère royale est sans raison, ou encore faut-il l’expliquer. On ne peut que lui trouver des interprétations plus ou moins satisfaisantes. Car on ne te fera jamais l’honneur d’une explication. Sa Majesté ne te fera la grâce ni d’un mot ni d’un regard en passant devant toi. Et pour mieux te montrer sa colère, elle distribuera les sourires et les paroles aimables à tous les invités, sauf à toi. Il te faudra entendre ses outrages l’un après l’autre, avaler chaque brimade. Mais qui parle de brimades ? Tant qu’on ne t’a pas chassé de l’entourage de Sa Majesté, l’espoir reste entier.
Tu es dans la position d’un disgracié et sache que tu dois rester présent coûte que coûte pour pouvoir regarder en face la colère de ton maître, pour pouvoir t’en réjouir, l’étudier, l’expliquer et en interpréter toutes les facettes, boire l’avanie jusqu’à la lie tout en essayant de trouver l’interprétation la plus juste sans jamais parvenir à aucune. Tu dois montrer que tu savoures ton humiliation jusqu’à la dernière goutte, que tu attends son pardon dans les deux jours ou dans les huit années qui viennent, que tu pries Dieu et lui demande de prolonger ta disgrâce pourvu que tu jouisses du séjour de Sa Majesté, fût-ce dans ces conditions dégradantes, que l’humiliation reste un don de Dieu tant que tu n’es pas définitivement relégué et qu’on ne t’a pas rejeté sans retour. »
(...)
« Quand les socialistes vous demandent de jouer un spectacle, vous devez toujours vous dire que c’est à l’œil. Vous devez être prêt, fier de cet honneur, comme s’il s’agissait d’un devoir sacré. Vous devez dire : ‘A vos ordres !’, vous devez être heureux et fier de la chance qui vous est donnée, de l’honneur que vous avez de vous produire devant leur jeunesse et de suer à grosses gouttes pour gagner son cœur pendant qu’eux, là-bas, dans leur villa climatisée, bouffent du caviar en vous recrachant la fumée d’un cigare cubain au visage. »
(...)
« L’humain est ce qu’il est, socialiste ou non. L’homme est ce qu’il est, quelles que soient son apparence, sa pensée ou sa condition. Les hommes ne sont qu’une bande de gamins. Tant qu’on les prend un par un, leurs jeux restent acceptables, leurs diableries amusantes et leur folie touchante. Ensemble, c’est la catastrophe. Dès qu’ils forment un groupe, un autre sang commence à s’agiter en eux, le sang de la tribu, de la meute sauvage et du complot. Les petits attaquent les chats errants ou les chiens perdus, ils se lancent des pierres, allument des feux de brindilles. Les grands, eux, lapident, égorgent, découpent leur victime en morceaux, la mangent, et le sang de la rancune continue de bouillir dans leurs veines. »
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