Première histoire. Très récente. Mon train file dans la nuit. A l'intérieur de la rame, l'éclairage est au minimum et seules quelques loupiotes empêchent l'obscurité totale de s'installer. Il est tard, c'est le moment de s'assoupir, le regard attiré par les ombres lointaines du Massif central. Sur la vitre, des gouttes de pluie roulent, s'accrochent et se désagrègent, balayées par la très grande vitesse. Dormir. Récupérer un peu en repensant à la conférence du matin, à ses nouveaux amis de Montpellier et aux anciens enfin retrouvés.
Soudain, une voix masculine tonne dans les haut-parleurs. Madame, monsieur, dit-elle. Nous vous rappelons que pour tout achat d'une boisson alcoolisée au bar, voiture numéro quatre, le paquet de chips ou de cacahuètes est de un euro au lieu de deux euros. Nous vous remercions pour votre attention et nous sommes à votre disposition pour vous servir. Ladize and gentlemen, woui rimaynede you zat for one alcoholic bévérège, chips or pineutes are fore one euro instade of two. Tanke you fore yore attention.
Envolée la sensation d'apesanteur. Terminée l'espérance du sommeil. Tout cela pour des chips et des cahouètes. La belle affaire, un euro au lieu de deux... A condition de picoler. Et pourquoi une telle discrimination envers les buveurs d'eau minérale ou de soda ? Etrange pratique commerciale qui provoque maints commentaires dans la rame. Certains se lèvent, se disant peut-être que c'est une occasion à ne pas rater. Pensez, des cacahouètes et des chips bon marché par un samedi soir sur les rails... Quelques minutes plus tard, ça croque, ça craque et tout ce croustillis m'éveille de manière définitive. Furieux, je rédige mentalement une lettre pour protester contre ces ventes au bar qui empêchent les honnêtes et sobres voyageurs de dormir.
Deuxième histoire. Il y a moins d'un mois. Tunis. Fin de journée. Le bar d'un grand hôtel. Je suis en avance au rendez-vous. Toutes les tables ou presque sont prises par des confrères. Les uns sont venus couvrir les élections. Les autres rentrent de Libye. Les premiers ont la mine préoccupée, de celle que l'on arbore quand l'article n'a pas encore été écrit et encore moins envoyé à un red-chef lointain qui doit fulminer. Les seconds sont détendus. Ils ont vu la guerre. Ils en sont revenus. Ce qui passe en Tunisie ne les intéresse pas. Leurs jambes bien déployées, leur manière de parler haut et fort, tout cela montre qu'ils sont en récupération ou déjà en vacances.
Je commande un soda et souhaite des fruits secs avec. Impossible me dit le garçon, sans autre précision. J'en demande. Les amandes, les cacahuètes et les pois-chiches grillées, c'est pour les consommations d'alcool, me dit-il avec dédain. J'ai envie de m'amuser et de rejouer à ma manière les croissants de Fernand Reynaud. Alors donne-moi des olives et des cacahuètes, lui dis-je. Impossible, répète-t-il, il faut au moins commander une bière. J'ai toujours envie de rire, alors je lui lance d'un air grave : c'est parce qu'Ennahdha a gagné les élections que tu veux me forcer à boire de l'alcool ? Il s'éloigne sans rien dire puis s'en revient avec mon soda et des biscuits salés. Je ne cherche pas à comprendre, je bois et je mange.
A une table proche, un trio de journalistes baroudeurs s'installe. Des anglo-saxons qui ne cessent de répéter le nom de Misrata. Deux bières et un whisky sans glaçons, telle est leur commande. In english, ils demandent aussi des peanuts. Le garçon, pas celui qui m'a servi mais un autre, ne comprend pas. Kawkaw, lui dis-je. Explique-leur que c'est trop tard et qu'il n'y en a plus, me répond-il avec un brin de mauvaise humeur. Je traduis. Ils s'étonnent. Comment-ça trop tard ? Je retraduis. Tout a été mangé, il ne reste plus rien, me dit-il. Grand seigneur, je décide alors de partager ma petite assiette de biscuits salés sous le regard goguenard du serveur (Lequel, me demandez-vous ? Celui qui m'a servi, pardi! Voilà une bonne question qui prouve que vous suivez. J'en tiendrai compte.).
Troisième histoire. Il y a longtemps. Je n'ose même plus compter les années. Un zinc, en périphérie de Paris. A terre, il y a de la sciure dans laquelle nagent des mégots et des billets de loto ou de tiercé. C'est bientôt l'heure du déjeuner, c'est-à-dire le moment où il se commande moins de petits noirs et plus de liquides corsés censés ouvrir la voie à un bon appétit. Au comptoir, il y a un petit distributeur de cacahuètes. Base en métal, couvercle en plastique transparent. On y glisse un franc, et la machine laisse s'échapper une poignée d'arachides. C'est ce que fait un gros gabarit, cheveux noués par un catogan. Problème, la pièce a bien été avalée mais les pois-de-terre ne viennent pas.
L'homme s'énerve, assène des tapes puis des coups de plus en plus forts. Rien n'y fait. Il interpelle le patron, la patronne un ou deux serveurs, prend à témoin d'autres consommateurs, mais tout le monde rit de sa mésaventure. Je vais te le rendre ton franc, lui dit même le maître des lieux. J'veux pas d'argent, j'veux des cahouètes, répond l'autre en élevant le ton en rudoyant encore une fois le maudit distributeur. Lequel finit par céder complètement. A terre, dans la sciure, se répandent pièces grises et graines rouges. C'est malin ! On devrait t'le faire payer, grogne la patronne. L'autre n'entend pas. Il se baisse et ramasse ce qui est à ses pieds, soufflant sur les arachides pour les nettoyer.
On lui explique que cela ne se fait pas. On le chapitre. On lui dit qu'il y a plein de microbes à terre. Que ce n'est pas raisonnable. Il s'en moque. Pour ma part, je ne dis rien. Je suis à côté de lui et je le regarde croquer ses cacahuètes avec délectation tandis que le patron s'échine pour retrouver les pièces de monnaie. Dans cet endroit cradingue, empestant le graillon et la mauvaise bière, le spectacle est comme décalé car il s'agit bien de plaisir et de ravissement. Sous les dents de l'homme au catogan, ça crisse, ça concasse, ça croustille même, et, pour lui, rien d'autre ne semble pouvoir exister que ces graines qu'il tient à pleine poignée, les secouant de temps à autre et, tête inclinée vers l'arrière, les faisant tomber une à une dans sa bouche.
Akram Belkaïd, Paris
Le Quotidien d'Oran, jeudi 24 novembre 2011
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