Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 26 décembre 2019

La chronique du blédard : Le peuple algérien, personnalité de l’année 2019

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 26 décembre 2019
Akram Belkaïd, Paris

Il n’y a ni doutes ni interrogations à avoir. En Algérie, la personnalité de l’année 2019 est le peuple. Le peuple et rien que le peuple. Ce peuple qui a créé la surprise et défié l’ordre établi. Ce peuple qui est descendu dans la rue pour dire non à un cinquième mandat présidentiel d’Abdelaziz Bouteflika. Ce peuple qui a dit non à une parodie d’élection présidentielle. Ce peuple qui, aujourd’hui encore, continue de rejeter un système dont, finalement, la seule expertise est d’imagine mille et une ruses et subterfuges, y compris parmi les plus grossiers, pour perdurer. Peuple algérien, tu es la femme et l’homme de l’année. Dans le concert de bilans internationaux concernant 2019, il est pourtant rare que tu sois cité. Alors, n’étant jamais mieux servi que par nous-mêmes, cette distinction est proclamée tienne.

On ne cherchera pas trop à étendre cette distinction au-delà des frontières en jugeant que le magazine Time s’est trompé en désignant une adolescente suédoise (dont on ne dira pas de mal pour des raisons de tranquillité personnelle) mais tout de même ! Depuis le 22 février dernier, ce peuple a fait irruption dans l’actualité nationale et internationale, bouleversant un état de fait qu’une grande majorité croyait immuable. Qu’en était-il le 25 décembre 2018 ? C’était l’attente de la confirmation d’une candidature pour un cinquième mandat. C’était les déclarations en pagaille de responsables, civils et militaires, nous expliquant que la meilleure chose qui puisse arriver au pays, c’était qu’Abdelaziz Bouteflika, comparé à Franklin Delano Roosevelt (rien que ça…), puisse rempiler. C’était la morgue, le mépris, le mensonge éhonté. Mais c’était aussi la neurasthénie, la perte de foi et le dégoûtage. C’était cet ami décidé à quitter le pays alors qu’il y avait toujours tout vécu, années noires comprises.

Des peuples qui sortent dans la rue pour dire non, il y en a toujours eu et il y en aura encore. Mais le faire de manière aussi constante est bien plus rare. Tous les vendredis et tous les mardis sans jamais discontinuer, sans jamais donner crédit à celles et ceux qui annonçaient l’essoufflement et le découragement, les Algériennes et les Algériens réitèrent leur envie de changement. Ni les menaces répétées du défunt général, ni la comparaison avec les situations syrienne ou libyenne osée par d’anciens premiers ministres devenus depuis taulards, ni les bastonnades, les arrestations arbitraires, les condamnations pour écrits et opinions n’ont eu raison du Hirak. Ce peuple est un héros que l’on disait fatigué, brisé, acheté. Il a démontré le contraire.

Mais ce qui force le respect, c’est le caractère pacifique de cette protestation. Revenons à décembre 2018. Imaginons-nous deviser à propos de l’avenir. Imaginons que quelqu’un ait alors évoqué l’imminence d’un mouvement d’ampleur mais non-violent. En Algérie ? Impossible que cela arrive ! aurait-on protesté en riant. Ce peuple a vaincu sa propre réputation, l’image qu’on en faisait, en Algérie comme ailleurs, en France ou au Maghreb. Hirak et silmiya sont les mots de l’année. La démission d’un président. Le report à deux reprises de l’élection présidentielle, tout cela avec une détermination sans faille et – souvent une bonne humeur et une inventivité dont il faut espérer qu’elle sera largement documentée : le bilan parle de lui-même.

Le peuple s’est donc réconcilié avec lui-même. Il s’est affranchi des définitions stigmatisantes qui le qualifiaient de foule, d’amas incontrôlables et influençables. Bien sûr, rien n’est encore joué mais cette année 2019 restera à jamais marquée par l’empreinte d’une sidération positive. Tous les témoignages le disent, tous les récits l’affirment : ce peuple s’est surpris lui-même. Pacifique, il l’a été. Clairvoyant, il le demeure. Que de pièges tendus a-t-il évité. Des slogans sortis de nulle part qui cherchent à faire croire à un retour aux années 1990 ? Les cortèges calment le jeu et font taire les provocateurs. Des emblèmes amazighs interdits par feu le chef d’état-major ? Il demeure brandi, y compris par celles et ceux qui n’ont rien à voir avec le monde berbérophone. On le disait inculte, ce peuple, incapable d’avoir une réflexion politique. Le voici capable de dire le plus simplement du monde que l’Algérie a besoin d’un État civil et nom militaire.

Chaque révolution naissante – et le Hirak en est une – appelle sa contre-révolution. Celle-ci est protéiforme, parfois difficile à cerner. Les partisans du changement doivent combattre le régime, sa mentalité pyramidale et patriarcale (le fameux syndrome de l’homme fort). Il lui faut aussi s’imposer à celles et ceux qui, quels que soient leur position sociale et leur niveau intellectuel, s’estiment supérieurs au peuple, persuadés que la collectivité a le plus souvent tort et que seul des individus éclairés peuvent la mener. Pour décrédibiliser la foi dans la capacité des peuples à aller de l’avant, on use et abuse du terme populisme. Pourtant, il n’y a pas de mal à faire confiance à un peuple quand il démontre tant de capacités en quelques mois. Il n’y a pas lieu d’être jaloux de lui. Il n’y a pas à se sentir menacé par ce geyser qui amène une nouvelle génération au premier plan. Il faut juste se dire que cette mobilisation est la meilleure chose qui est arrivée à l’Algérie depuis l’indépendance.

On terminera en disant que deux autres acteurs mériteraient la distinction évoquée en début de chronique. D’abord, la jeunesse algérienne. C’est elle qui a fait basculer les choses. C’est elle qui est désormais en première ligne : dans la rue mais aussi en matière d’écrits et de prises de position. Des nouveaux noms émergent, des talents fracassent la hiérarchie. N’en déplaise aux grincheux, c’est tant mieux. Ensuite, les détenus d’opinion. Impossible de ne pas penser à eux tous les jours. Aucun bonheur ne sera possible en Algérie sans leur libération.

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La chronique du blédard : Une initiative politique, et vite !

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 19 décembre 2019
Akram Belkaïd, Paris

L’Algérie a donc un nouveau président. Personne n’est dupe en ce qui concerne les conditions dans lesquelles ce « scrutin » a été préparé et s’est tenu. Le chiffre officiel de la participation (40% des inscrits) est déjà un aveu de taille. Si l’on applique le nécessaire correctif à ce taux, on pourrait aisément le diviser par deux. En théorie, une telle abstention devrait conduire à une annulation de l’élection mais nous savons tous que c’est une option impossible à envisager pour le pouvoir.

A peine le « résultat » connu, on a vu l’habituel empressement des chercheurs d’opportunités. C’est un phénomène universel, le vainqueur d’un scrutin attire toujours les indécis de la veille, celles et ceux qui ont à craindre quelque chose, les partisans de l’heure plus un et, enfin, celles et ceux qui, par dépit ou lassitude de toujours appartenir au camp des vaincus (celui de la démocratie), préfèrent rejoindre le camp du triomphe. On n’oubliera pas les confrères qui font mine d’analyser le scrutin en faisant abstraction de son caractère fabriqué. En abordant la chose comme si tout s’était déroulé normalement ; en oubliant, par exemple, que les opposants à ce scrutin n’ont jamais été invités à s’exprimer devant les micros des médias publics, ces personnes contribuent à donner une impression de normalité et de légalité à un contexte délétère. Mais c’est de bonne guerre. Hirak ou pas, on ne peut guérir certains travers y compris celui de l’aplat-ventrisme qui pousse d’ores et déjà des responsables à dérouler d’immenses portraits du nouveau raïs. L’Algérie, pays du nif et de la fierté ? Oui, mais pas pour tout le monde.

Désormais, une question majeure se pose : que faire ? Le nouveau locataire du Palais d’El Mouradia affirme tendre la main au Hirak et vouloir « le dialogue ». Pendant ce temps-là, nous avons tous vu les images et lu les récits de la répression qui a visé des manifestants dans de nombreuses villes algériennes dont Oran. Comme l’a relevé un internaute, cette vidéo où l’on voit une jeune femme frêle être balayée par un élément des forces de l’ordre suffit à résumer la situation. A moins d’être une dictature ou un pays rongé par le fascisme, on ne traite pas ainsi son peuple. On ne se comporte pas ainsi avec des citoyens qui manifestaient de manière pacifique. Et que l’on ne vienne pas me dire qu’en France, la répression est plus forte. Ce n’est ni une référence ni excuse. Dialoguer pour quoi faire ? Pour se faire balayer par un soudard sûr de son impunité ?

Le Hirak n’est pas un parti politique. C’est un jaillissement, une éruption. En termes politiques, c’est un levier, une contrainte, pacifique et mature, qu’un peuple exerce sur le pouvoir pour être entendu. Le « scrutin » du 12 décembre a certes ouvert un nouvel épisode. Le Hirak n’a pas à s’adapter mais il est temps de s’appuyer sur lui pour faire de la politique. On a bien compris que les partis d’opposition sont incapables de prendre appui sur la contestation populaire pour relayer ses revendications et obliger le pouvoir à faire des concessions. Mais il y a un début à tout.

Pour dire les choses autrement, on est dans l’attente d’une initiative majeure. Un regroupement entre partis, syndicats et associations et qui inclurait toutes les personnalités indépendantes désireuses de s’impliquer. On attend un texte, une plate-forme, une matrice qui réaffirment les objectifs et les attentes du Hirak. Cela ne se fera pas sans mal car beaucoup trouveront à y redire, les uns rappelleront que personne n’a le droit de parler au nom du Hirak, les autres craindront l’entrisme habituel du système tandis que les querelles d’égo, celles qu’évoquent tous les militants à qui nous avons parlé au cours des dernières semaines, se chargeront de compliquer les choses. Mais qu’importe, pourvu que la démarche soit collective. Au Soudan — oui, ce pays est une source d’inspiration—, l’existence d’une coalition de partis politiques, d’organisations non gouvernementales et de syndicats a beaucoup contribué au dénouement, certes partiel et imparfait, de la crise avec la junte. Pourquoi n’arrive-t-on pas à en faire de même en Algérie ?

Autre souhait (j’insiste sur ce terme, bien plus préférable à celui de « conseil » ou de « préconisation »). La formule est connue : dans un monde de plus en plus incertain, les initiatives locales font à la fois la différence et le lit des grands mouvements structurés. Il s’agirait tout simplement de réinventer l’idée de Communes, de représentations locales, qui donneraient au Hirak un vivier d’idées, de revendications mais aussi d’informations et de potentiels représentants. La remise en cause de l’ordre actuel, de cette première République qui n’en finit pas d’agoniser sous nos yeux – et la comédie électorale l’a bien montré – a besoin de cela.

Quant au pouvoir qui met le mot dialogue à toutes les sauces, ce qui dans sa bouche signifie allégeance et soumission de la part des contestataires, qu’il donne d’abord des gages : libération de tous les détenus d’opinion et ouverture du champ médiatique à l’opposition. C’est un minimum raisonnable dont le rejet augurera de jours difficiles pour le pays.

jeudi 12 décembre 2019

La chronique du blédard : Il vota. Il ne vote plus

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 12 décembre 2019
Akram Belkaïd, Paris


Il y a différentes manières de baliser la chronologie d’un pays. On peut retenir les grandes dates, notamment celles des crises voire des conflits. On peut aussi réfléchir en fonction des cycles électoraux. Pour l’Algérie, le rendez-vous du scrutin présidentiel est toujours un moment important même si, comme c’est le cas cette année, il n’y a rien de bon à en attendre. Je n’ai pas grand-chose à dire sur celui de 1979. Houari Boumediene venait de mourir (*). Une bonne partie de la société était rassurée par le fait que le supposé baâthiste Mohamed Salah Yahiaoui, intérimaire à la tête du parti du Front de libération nationale (FLN), n’avait pas été le candidat du système. Une autre partie déplorait, quant à elle, le fait qu’Abdelaziz Bouteflika, vu comme un homme d’ouverture vers l’Occident capitaliste, ait été lui aussi écarté (la pauvre naïve, quand on sait ce qui s’est passé ensuite). Bref, les historiens diront peut-être un jour que c’est en 1979, avec l’élection de feu Chadli Bendjedid (99,40% des suffrages) que le pays a raté une première occasion de se transformer.

Pour 1984, me revient une réunion dans la salle de cinéma de l’Ecole nationale d’ingénieurs et de techniciens d’Algérie à Bordj-el-Bahri (BeB). Les cinq promotions avaient été dûment convoquées pour entendre le discours d’un commissaire politique originaire, c’était un motif de plaisanterie, de Ferdjioua. Deux choses au menu. D’abord, une sévère mise en garde contre celles et ceux qui allaient voter le lendemain et profiter de l’isoloir – nous allions accomplir notre devoir électoral dans une école du village - pour inscrire des messages plus ou moins comiques ou vulgaires sur les bulletins. La chose s’était déroulée quelques mois auparavant lors d’un scrutin municipal et il n’était pas question, cette fois, de rééditer la plaisanterie. Ensuite, fusa une instruction claire et martiale : « le vote est démocratique, chacun est libre de faire ce qu’il veut, mais vous voterez tous pour le militant Chadli ». Lequel était président sortant et, il faut le rappeler, candidat unique à sa réélection (99,42% des suffrages). Quelques aînés de cinquième année protestèrent. Il leur fut répondu que le multipartisme n’était pas pour l’Algérie, que c’était un facteur de division et que cela ouvrirait la voie aux ingérences extérieures. Petit souvenir supplémentaire que je peux évoquer puisqu’il y a prescription. Cette année-là, par jeu, je votais quatre ou cinq fois. D’abord, en avance, à BeB puis, quelques jours plus tard, à Alger, un désordre administratif m’ayant, comme nombre de voisins, fait parvenir plusieurs cartes d’électeurs liés à différents centres de vote. J’en fis le tour, l’expérience fut amusante. Ce fut ma dernière participation – volontaire - à un vote pour le scrutin présidentiel.

En 1989 (Chadli réélu avec 93,26% des suffrages), je n’ai donc pas voté. Réélire un président qui avait ordonné à l’armée d’ouvrir le feu sur les manifestants d’Octobre me paraissait inacceptable. Là aussi, une occasion fut perdue. Le « printemps algérien » aurait gagné à un changement d’homme et de système. Ce ne fut pas le cas. Pour le pire. Du scrutin de 1995 (Liamine Zeroual avec 61,3% des voix), je garde le souvenir émouvant de ces cohortes d’Algériennes et d’Algériens de la diaspora, levés à l’aube pour aller voter, faisant la queue sous la pluie glacée devant les consulats, en croyant sincèrement que cette élection allait sortir le pays de la tourmente. En 1999, ce qui restera dans ma mémoire c’est cette campagne électorale folklorique où la logorrhée du candidat choisi par le système, Abdelaziz Bouteflika (73,8% des votes), aurait dû alerter les Algériens qui lui firent confiance. De sa réélection en 2004 (84,99% des voix), je ne rappellerai que le fourvoiement de nombre d’amis et de confrères, convaincus qu’Ali Benflis l’emporterait. Magnifique manipulation générale, faux-semblants de démocratie et, au final, un score qui annonçait déjà une modification de la Constitution et un troisième mandat en 2009 (90,24%, la barre magique était franchie…).

Ah, ces députés qui ont voté à main levée le changement constitutionnel. Ce sont eux, et d’autres personnalités – dont certaines sont désormais en prison – que l’on retrouve favorables à un quatrième mandat (81,5%) en 2014 malgré la maladie et l’effacement du président. Ce sont eux qui se firent les chantres du cinquième mandat en 2019 (0% pour cause de Hirak) et qui, s’étant trouvé un nouveau chef à adorer, nous expliquent aujourd’hui qu’il faut absolument voter en ce douze-douze-dix-neuf. L’aliénation, l’aplat-ventrisme, l’opportunisme, tout cela vient de loin. Une verticale de l’indignité.

Terminons cette chronique en abordant la question des chiffres qui seront annoncés ce soir ou demain, notamment celui de la participation. Disons-le tout de suite, cela n’aura aucune importance car, comme le montrent ceux donnés dans ce qui précède, l’Algérie est habituée à la créativité comptable capable de faire élire n’importe qui avec des scores qui n’ont rien à voir avec la réalité. La présence d’une autorité indépendante, vraiment indépendante, est l’une des revendications du Hirak, elle ne disparaître pas de sitôt. Car pour une élection, tout compte. L’administration, le découpage, la gestion des listes, l’observation et la surveillance. Autant de domaines où le pays a beaucoup de progrès à faire. La semaine dernière, j’ai infligé au lecteur une référence cinématographique (La vie des autres) pour illustrer le fait que l’on peut se demander comment les gens qui nous gouvernent peuvent-ils être à leur place. Cette fois, je citerai un autre film, Içabattes of Algiers, heu, non, pardon, Gangs of New York de Martin Scorcese (2002). Dans cette œuvre qui raconte l’affrontement entre bandes de souche anglaise et d’immigrés irlandais au milieu du XIXe siècle, un personnage a cette phrase en commentant la manière de gagner une élection : « - We don't need a victory, we need a Roman triumph / - We don't have anymore ballots/ - Remember the first rule of politics. Ballots don't make the results... The counters do. »

Autrement dit :
« - Nous n’avons pas besoin d’une victoire mais d’un triomphe romain /
- Nous n’avons pas d’autres bulletins [de vote]  /
- N’oublie pas la première règle en politique. Les bulletins ne font pas le résultat. Ceux qui les comptent, oui. »

(*) Dirigeant de fait de l’Algérie depuis 1965, Houari Boumediene fut élu président de la République avec 99,50% des suffrages le 10 décembre 1976. La première élection présidentielle de l’Algérie indépendante vit Ahmed Ben Bella être élu avec 99,60% des voix, le 15 septembre 1963
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jeudi 5 décembre 2019

La chronique du blédard : Mais comment ?

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 5 décembre 2019
Akram Belkaïd, Paris

Dans La Vie des Autres (2006), œuvre magistrale écrite et réalisée par Florian Henckel von Donnersmarck, il y a cette réplique qui, pour moi, s’applique de manière parfaite à l’Algérie et à son pouvoir. Elle se déroule à un moment clé du film, lorsque, bien après la chute du Mur, le dramaturge Georg Dreyman, l’un des personnages principaux, comprend qu’il est temps pour lui de se confronter au passé de l’ex-RDA et surtout, par la même occasion, au sien. Lors d’un échange avec l’ancien ministre de la culture est-allemand, il réalise soudain ce que fut « le » système. « Comment a-t-on pu confier un pays à des gens comme vous ? » (je cite de mémoire) fut alors sa question adressée à l’ancien responsable dont l’activité consistait, entre autres, à mettre sous écoute tous les artistes.

Mais comment ? Comment peut-on confier un pays à des gens comme ça ? C’est la question que de nombreux Algériens se posent de manière presque quotidienne. Je me souviens avoir vu passer une interrogation de ce genre après la révélation, à l’été 2018, de l’implication de plusieurs hautes personnalités dans l’affaire des sept cent kilogrammes de cocaïne saisis dans le port d’Oran. Et c’est cette même question que l’on est en droit de se poser après avoir entendu les déclarations insultantes du ministre de l’intérieur Salah Eddine Dahmoune pour qui les opposants à l’élection du 12 décembre en Algérie sont – au choix - des « traîtres », des « mercenaires », des « homosexuels »  et des personnes inféodées aux « colonialistes ».  Rien de moins !

Cette lamentable sortie ne s’est pas déroulée lors d’un banquet électoral trop arrosé où l’intéressé aurait abusé de thé froid ou de lben frelaté. Non, c’est devant le Conseil de la Nation, l’une des plus importantes institutions du pays – du moins sur le papier – qu’a eu lieu cet étalage de vulgarité digne de la plus basse des voyoucraties. Dans un contexte politique et social tendu, on aurait pu s’attendre à plus de tenue de la part de celui qui est censé garantir le bon déroulement du scrutin (et sa neutralité, y compris en ce qui concerne les partisans de l’abstention et du boycottage). Au lieu de cela, la violence du propos, son caractère outrancier et homophobe, ont eu pour effet d’augmenter le niveau de colère et d’exaspération qui traverse le pays. Est-ce bien sérieux de s’exprimer ainsi quand on est un haut représentant de l’État ?

Pour plusieurs confrères, la provocation est délibérée. Il s’agirait de faire déraper le Hirak, de pousser les gens à la violence. Dans un pays comme l’Algérie, quoi de plus commode pour faire sortir quelqu’un de ses gongs que de le traiter d’homosexuel ? Si cette intention était réelle, le résultat est plutôt raté. Comme à chaque fois que ce pouvoir cherche à diviser les Algériens, il provoque le résultat contraire. Soyons réalistes, ce n’est pas demain qu’Alger accueillera une marche pour les différences mais c’est bel et bien une réflexion sur le caractère inadmissible de l’homophobie que cette intervention devant le Sénat a provoqué. C’est un peu comme si chaque insulte proférée par le pouvoir, comme celle de « chardhima », était transformée en compliment car venant de personnes que le Hirak ne respecte plus.

Autre chose. L’invocation systématique du colonialisme est plus que lassante. L’Algérie est indépendante depuis bientôt six décennies. Personne, mais vraiment personne, n’a envie de voir le pays être conquis par une force extérieure. Ce n’est pas le colonialisme qui pose problème, mais sa forme nouvelle. La dépendance économique, la soumission aux multinationales, la « bazarisation » du commerce : cela, c’est ce régime qui le décide ou qui l’a décidé par ses politiques approximatives, qu’elles soient délibérées ou relevant de l’incompétence. Beaucoup hurlent contre la résolution du Parlement européen concernant l’état des libertés en Algérie mais qui a signé un accord d’association avec l’Union européenne (UE) en 2005 ? Qui est resté sourd aux mises en garde contre un tel ligotage ? Et pourquoi cet accord a-t-il été signé, lui qui n’a rien rapporté à notre économie ? Qui a cédé aux pressions de l’UE ? Le peuple du Hirak aime l’Algérie. Ce n’est pas à lui de justifier son patriotisme.

Revenons au ministre de l’intérieur. Il fut un temps où mêmes les contempteurs les plus féroces du système lui reconnaissaient quelques points positifs dont sa capacité à s’appuyer sur de hauts fonctionnaires compétents et patriotes. Nombre d’entre eux ont été broyés par la machine. D’autres ont abandonné la partie, préférant se retirer avant que l’indigestion de couleuvres avalées ne les pousse à une issue fatale. Salah Eddine Dahmoune semble être le représentant d’une autre fournée, celle de l’ère Bouteflika, avec tout ce qu’elle a représenté comme délitement du pays et de ses institutions.


Les insultes de Dahmoune contre le Hirak ressemblent à ce moment bien fréquent de la vie quotidienne algérienne quand, excédé, incapable d’argumenter et, surtout, sachant qu’il a tort mais incapable de l’admettre, quelqu’un perd tous ses moyens et n’a d’autre réaction que « de faire tomber » (ittayeh), autrement dit laisser filer d’abominables insultes. Le Sénat, la vie politique, ne devraient pas être un défouloir pour ce genre d’individu.
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