Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 26 novembre 2018

La chronique économique : La BCE n’a pas encore éteint la lumière

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 21 novembre 2018
Akram Belkaïd, Paris

Une salle de bal avec un orchestre qui joue une musique endiablée et des hommes et des femmes qui ne cessent de boire, de danser et de s’amuser. C’est l’image habituelle que l’on convoque à propos de l’euphorie des marchés financiers en ces temps où, depuis de nombreuses années, les principales Banques centrales occidentales pratiquent une politique monétaire ultra-commandante avec notamment des taux d’intérêts très bas et d’importants rachats d’actifs (approche non-orthodoxe). Oui mais voilà, les meilleures choses ont une fin. En Europe, la Banque centrale européenne (BCE) se prépare à abandonner ses achats d’actifs, opérations qui, pour simplifier, équivalaient à injecter de l’argent frais pour pas cher dans le système financier.

Des taux toujours bas

Selon François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France et membre du Conseil des gouverneurs de la BCE, « les achats nets [d’actifs] vont très probablement prendre fin en décembre ». Une déclaration contenue dans le texte d’un discours qui devait être prononcé en début de semaine lors d’une conférence à Tokyo. Mais le banquier central a aussi assuré que l’institution financière européenne va garder le cap de sa politique monétaire accommodante (taux d’intérêts bas) jusqu’à au moins l’été 2019. La fin annoncée du « programme d’assouplissement quantitatif » (ou « quantitative easing » ou QE) ne sera donc pas accompagnée d’un resserrement monétaire (hausse des taux). Du moins, pas tout de suite.

Si l’on revient à l’image citée plus haut, cela veut dire que l’orchestre commence à jouer des morceaux plus lents, des musiciens rangent même leurs instruments tandis que des serveurs vident peu à peu le buffet. Les fêtards, eux, s’accrochent jusqu’au bout, jusqu’au moment où on leur signifiera que la fête est bien terminée en éteignant la lumière de la salle. C’est donc un décrochage progressif que la BCE entend mettre en place. A l’heure où de nombreux économistes s’inquiètent du retour possible de l’inflation, il n’est pas question pour elle de semer la panique sur les marchés en augmentant les taux tout de suite.

On peut aussi faire une autre lecture de la stratégie de la BCE. On sait que le « quantitative easing » a représenté un outil de dernière extrémité face aux conséquences de la crise financière de 2008. Dès janvier prochain, cette Banque centrale va donc revenir à une gestion plus orthodoxe de l’économie. Et le « QE » avec ses achats massifs d’obligations et autres titres sur les marchés pourra toujours être ressorti en cas de nouvelle crise. Laquelle viendra tôt ou tard car c’est la nature même du système capitalisto-financier que de passer de crises en crises, toutes aussi graves les unes que les autres.

 2 600 milliards d’euros pour les marchés !

Une page est donc en train de se tourner en matière de politique monétaire européenne. Mais il demeure un point important. Le programme d’assouplissement quantitatif a coûté 2 600 milliards d’euros à la BCE. C’est une somme énorme. A l’heure où les États européens prétendent manquer d’argent pour investir dans les infrastructures ou les programmes de transition économique, on se dit qu’une partie de ces montants aurait pu être employée autrement. Certes, cela a sauvé la mise au secteur financier mais la fête a peut-être un peu trop duré et les gains réalisés par les investisseurs financiers grâce à la bienveillance de la BCE ne bénéficient qu’à une minorité et certainement pas à une croissance économique aux fruits mieux partagés.
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vendredi 23 novembre 2018

La chronique du blédard : Une colère française bien particulière

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 22 novembre 2018
Akram Belkaïd, Paris

Personne ne sait ce sur quoi le mouvement des « gilets jaunes » français va déboucher. Il est possible que l’expression de cette grogne multiforme fasse boule de neige et constitue le « décembre 1995 » d’Emmanuel Macron, comprendre un blocage du pays qui oblige le gouvernement à reculer et à retirer certaines de ses mesures (à l’époque, il s’agissait de réformes du régime des retraites et de la sécurité sociale). On n’en est pas encore là. Pour l’heure, novembre 2018 n’est ni décembre 1995 et encore moins mai 1968, s’il faut citer les deux grands « moments » de contestation sociale en France de la deuxième moitié du XXe siècle.

Il est aussi possible que l’affaire se termine aussi vite qu’elle a commencé. Sans véritable structure nationale, sans cohésion politique, ouvert à toutes les influences radicales pour ne pas dire extrémistes, mais aussi hétéroclite dans ses revendications, le mouvement présente de nombreuses faiblesses originelles dont on se demande comment elles pourraient disparaître. C’est ce sur quoi tablent les autorités. D’aucuns diront que là est leur erreur. Un feu qui part n’est jamais contrôlable à cent pour cent. Et c’est d’autant plus vrai quand il s’agit d’une terre sèche qui n’attend qu’une étincelle pour flamber.

Cela fait des années que chercheurs, journalistes, universitaires et même personnalités politiques mettent en garde contre cette colère montante d’une bonne partie de la société française. Je garde ainsi souvenir et cite régulièrement l’entretien accordé par Jean-Paul Delevoye au quotidien Le Monde en décembre 2010 (1). Alors médiateur de la République, l’ancien ministre de Jacques Chirac relevait une « grande tension nerveuse » au sein de la société française.

Celui qui a rejoint depuis le camp Macron (il est haut-commissaire à la réforme des retraites depuis septembre 2017) relevait ainsi qu’il estimait à « 15 millions le nombre de personnes pour lesquelles les fins de mois se jouent à 50 ou à 150 euros près. » Oui, vous avez bien lu. Quinze millions de personnes et 50 à 150 euros de montant critique qui fait que l’on s’en sort ou que l’on bouscule dans la sphère infernale de l’endettement. Citons encore un autre passage de l’entretien : « Je suis frappé par la cohabitation de deux types de sociétés : l'une officielle, que nous connaissons tous, l'autre plus souterraine qui vit d'aides, de travail au noir et de réseaux. Ces deux sociétés ont des fonctionnements parallèles, elles ont leur propre langage, leur propre hiérarchie, leur propre chaîne de responsabilité. »

Tout est dit ou presque pour y voir, certes a posteriori, un diagnostic annonçant l’émergence d’un mouvement inclassable désireux de tout chambouler. Depuis 2010, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de la Seine. Un président « socialiste » a accompli un mandat inutile et son ancien protégé s’est glissé avec la morgue du parvenu dans des habits jupitériens trop grands pour lui. Avec Macron, les riches sont encore plus riches, les pauvres encore plus pauvres et les classes moyennes, écrasées par une fiscalité qui prend aux cadres une part de ce qu’elle abandonne aux pdg, sont minées par les multiples signes concrets qui témoignent de la réalité de leur déclassement.

Les questions d’identité ont longtemps joué le rôle de diversion bienvenue pour les gouvernants. Elles n’ont pas disparu et alimentent, d’une certaine manière, l’argumentaire des « gilets jaunes ». Mais on en revient toujours à la question sociale et aux politiques économiques et financières. Le libéralisme auquel tous les gouvernements ont fait allégeance depuis le tournant de la rigueur en mars 1983, a démoli la France. Ou plutôt, il a démoli une certaine France. Celle où, entre autres, le « service public se tenait aux côtés des petits » comme me le répète souvent un ami syndicaliste qui hésite encore à se joindre aux « gilets jaunes ». Quelle est la mutation fondamentale de la France depuis les années 1970 ? Pour répondre à cette question, on peut, là aussi, s’engager sur les chemins incertains, souvent nauséabond, du débat identitaire. Mais ce serait faire fausse route quoiqu’en disent Eric Zemmour et ses amis. La vraie question, c’est le démantèlement du modèle façonné par le programme du Conseil national de la résistance en mars 1944.

Partout, quelle que soit l’administration ou l’entité publique, c’est la logique financière et comptable qui est à l’œuvre. L’argent va à l’argent, aux actionnaires, aux détenteurs de la dette et pendant ce temps-là, l’édifice se fissure de partout. Emmanuel Macron, ancien banquier d’affaires, est dans cette logique. Son discours sur le « ruissellement » - en gros, parce que plus riches et moins taxés, les nantis contribueraient alors à une diffusion d’une partie de leur richesse dans la société (toz…!) – est un leurre qui habille de justification morale un saccage délibéré et idéologique du bien public. Consciemment ou non, c’est cela qui constitue le socle de la colère des « gilets jaunes ».

On peut insister sur le fait que des homophobes, des islamophobes ou des racistes se sont joints au mouvement (leurs dérapages servent beaucoup à la propagande gouvernementale). On peut aussi gloser sur ces gens qui ne veulent pas d’une fiscalité écologique (laquelle ne finance guère la transition écologique). Mais ce n’est pas cela qui doit faire perdre de vue l’essentiel. C’est la fin annoncée de son modèle social qui est en train de secouer la France.


(1) « Je suis inquiet, le chacun pour soi a remplacé l'envie de vivre ensemble », Le Monde, 16 décembre 2010.
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La chronique du blédard : Paris est une jungle

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 15 novembre 2018
Akram Belkaïd, Paris


Tableau 1. Un trottoir. Au beau milieu, une piste cyclable dont la couleur verte est censée avertir le piéton distrait qu’il a intérêt à s’écarter. Oui, mais voilà, les habitudes sont ce qu’elles sont. Il n’y a rien de plus imprévisible qu’un marcheur. Sans crier gare, tout comme Emmanuel Macron, il peut se déporter vers la droite ou vers la gauche. Il peut aussi s’arrêter de manière soudaine parce qu’il doit absolument lire le message électronique qui vient de lui être notifiée sur l’écran de son téléphone dit intelligent. Et le cycliste qui arrive lancé l’ignore ou feint de le faire. Dans sa tête de sauveur de la planète, il considère qu’il est dans son bon droit. Si Anne la mairesse lui a donné une piste cyclable, c’est qu’elle lui appartient. A lui, et à lui seul (ce qui est faux si l’on s’en tient à la loi). Et si un piéton y met les pieds sur cette belle piste, c’est une faute. Alors notre Jalabert en casque et costume – d’autres mettent le gilet fluo -, fonce en hurlant régulièrement des « dégage ! » impérieux.

Tableau 2. Une cohorte de marcheurs qui presse le pas pour embaucher. La station de métro n’est pas loin. Encore un carrefour et on y est. Le feu passe au rouge pour les voitures. On peut y aller. Le réflexe hérité par des décennies de sécurité plus ou moins assurée dans les clous fait qu’on peut foncer sans regarder du côté d’où viennent les voitures. Mais c’est désormais risqué car le cycliste qui sauve la planète se fiche pas mal des feux rouges. Il y va gaiement, se faufile, monte sur le trottoir au besoin. Une dame s’emporte contre un vilain vélocipédiste qui vient de la frôler. Il s’arrête, fait demi-tour, l’air menaçant. Vous avez grillé le feu rouge et vous avez failli me percuter, lui tient tête la dame. Oui, mais je vous ai vue et je ne l’ai pas fait, répond l’autre. La logique imparable, celle de l’abruti. Mais un abruti qui sauve la planète, hein ?

Tableau 3. Autre réflexe qu’il va falloir abandonner. Cela se passe dans une rue à sens unique. C’est certes une (petite) faute, mais on traverse en dehors des clous car aucune voiture, ou aucun de ces dizaines de milliers de scooters qui pullulent dans la ville, n’est à l’horizon. Oui, mais voilà, dans la rue, les cyclistes (qui sauvent la planète) ont désormais le droit de filer à contresens. Et comme c’est un vélo électrique pour feignasses, on ne l’entend pas venir et il manque de nous tamponner. Il nous évite en maugréant. On respire bien fort, on poursuit son chemin avec quelques pensées amicales à destination d’Anne la mairesse qui a autorisé tout ça.

Tableau 4. Droit comme un i, le gars est debout sur sa trottinette, tout fier de lui. Elle file vite sa machine. Normal, elle est électrique. La rue est en pente. On dira que ce zozo qui croit lui aussi qu’il sauve la planète atteint les 20 kilomètres par heure. Que fait-il sur le trottoir à cette vitesse (maximum autorisé 6 km/h) ? Rien d’autre que de rouler là où c’est (encore) autorisé. La chaussée et le couloir de bus lui sont interdits. Alors, il file sur le trottoir et tant pis pour le couple de vieux qu’il effraie en le frôlant. Quelques dizaines de mètres plus tard, il abandonnera l’engin comme on jette une poubelle. Normal, puisqu’il s’agit d’un libre-service. On continue sa marche, un coin de rue, et en revoilà un autre. Ou plutôt, une autre. Une dame, la cinquantaine, toute raide, les mains accrochées au guidon de la trottinette. Madame, est-ce bien raisonnable ? On se pose une autre question : Existe-il créature plus ridicule qu’un trottino-kokono, homme ou femme dévalant une rue pavée sur une trottinette ? Ou sur un gyro, ces deux roues qui donnent des airs de film de science-fiction à la ville ?

Tableau 4. Une avenue de Paris. Un soir de semaine, une plongée dans le Paris des travaux avec ces affreuses barrières métalliques vertes et grises que l’on voit partout. Circulation à l’arrêt ou presque. A droite, le couloir réservé au bus et aux taxis ne sert à absolument rien. Pourquoi ? D’abord, parce que des camionnettes de livraison y sont garées. Tranquille, à l’aise, indifférent au désordre qu’il provoque, le gars, barbu façon Kandahar, débarque ses palettes. Ensuite, à cause des Uber et autres services de ce genre. Belle berline sombre, petit autocollant rouge collé à la lunette arrière, feux de détresse allumés. Le client arrive, portable dans une main, bagage roulant tiré de l’autre. Autour, ça crie, ça insulte. Je ne peux pas m’arrêter ailleurs se justifie le Uber qui a une tête à s’appeler Kouider.

Tableau 5. Comment rouler sur un boulevard où le couloir de bus vous est interdit (surtout, ne pas y aller, des caméras de surveillance veillent et font rentrer le pognon des amendes) ? Comment rouler sur ce même boulevard quand, en son milieu et tous les cinquante mètres, des engins ont creusé des tranchées entourées des fameuses barrières ? Comment rouler sur ce même boulevard quand deux bus, oui deux, se sont percutés au milieu de la chaussée, tous les deux ayant quitté en même temps leur couloir, l’un pour éviter une trottinette (qui continue tranquillement sa route) et l’autre, un automobiliste sorti un peu trop vite de son garage ?

Conclusion. Il faut marcher, dit-on, pour conserver sa santé. D’accord, mais il faut ajouter quelques amendements à cette règle de bon sens. Marcher, oui, mais avec un casque, des genouillères pour les chocs avec les roues des vélos, et avec des chevillières renforcées pour les chocs avec les trottinettes, électriques ou non, les skateboards et les gyros. Des protections, donc. On peut aussi se munir d’une batte de baseball ou d’un gourdin importé de Kabylie. Avec ça, on peut marcher tranquille sur n’importe quelle piste cyclable.
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vendredi 9 novembre 2018

La chronique du blédard : The Beatles, album blanc, cinquantième clap (part two)

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 8 novembre 2018
Akram Belkaïd, Paris

Reprenons le passage en revue du « disque blanc » des Beatles entamé lors de la précédente chronique (jeudi 25 octobre, pas de journal le 1er novembre). Rappelons les principaux éléments concernant ce chef-d’œuvre (si, si). Il s’agit d’un double-disque sorti en novembre 1968 dont nombre de chansons furent inspirées par le séjour des quatre scarabées - en Inde et au printemps de la même année - dans l’ashram du Maharishi Mahesh Yogi, fondateur du mouvement de la méditation transcendantale. Autre rappel, l’album « The Beatles » a constitué un retour aux sources pour le groupe avec une musique bien moins élaborée que celle du très célèbre et encensé « Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band ».

La première chanson du second opus est « Birthday ». Elle est signée Paul McCartney qui la dédie à Linda Louise Eastman, sa nouvelle dulcinée, future épouse et membre des Wings. C’est un (très) bon rock, la batterie cogne et « break » bien, le riff (entêté) est à la hauteur. Du l’excellent McCartney mais l’on étonnera personne en disant que John Lennon n’aimait guère ce morceau (jealous guy ?)… Poursuivons. Two, Three ! Principe d’alternance oblige, c’est le râleur invétéré que l’on retrouve dans « Yer Blues », une longue complainte sombre où il est question de solitude et même de suicide. Comme il l’a déjà exprimé dans « I’m so tired » (disque 1), Lennon en a marre de l’ashram, il se sent seul, déjà mort (ou presque) et Yoko Ono, allez savoir pourquoi, lui manque trop et constitue, selon lui, sa seule raison de rester en vie. Meskine

Dans « Mother Nature’s son », Paul McCartney endosse l’habit écolo qu’il continuera à porter de temps à autre une fois le groupe éclaté. On est dans une peinture du 19ème siècle, une ballade tranquille sur fond de musique folk, un émerveillement face à la nature, la clarté du ciel et la lumière de l’aube. De la « chill music » avant l’heure.  On repasse ensuite à un morceau de John Lennon qui dans « Everybody’s Got Something to Hide Except Me and my Monkey » en remet une couche sur ses démons du moment. Chacun a quelque chose à cacher « sauf mon singe et moi », nous dit-il. N’allez pas croire que le primate en question est Yoko Ono. L’exégèse beatlesienne nous explique que « singe » est une allusion à l’héroïne ce qu’ignoraient les autres Beatles au moment de l’enregistrement, comme quoi on pouvait leur faire chanter de drôles de choses… L’histoire raconte aussi que Yoko Ono, toujours elle, fut omniprésente lors de l’enregistrement de la chanson au point de fracturer une entente déjà fragile entre les quatre de Liverpool. Yoko l’imposture…

On en arrive maintenant à « Sexy Sadie », une chanson étrange de Lennon qui ne veut presque pas dire ce qu’elle est censée formuler. Revenons à l’ashram et à Maharishi Mahesh. Passées les premières semaines, les Beatles, et particulièrement Lennon commencent à se demander si « l’homme cosmique » comme ils l’appellent entre eux, n’en a pas surtout après leur argent. Et puis vient l’incident avec Mia Farrow, l’actrice américaine elle aussi en quête de transcendance. Dans le camp, une rumeur insistante court. Le yogi aurait été un peu trop entreprenant et tactile avec elle. Colère de Lennon, dispute avec le concerné et les Beatles quittent l’ashram. De retour aux studios d’enregistrement, Lennon veut faire la peau à la réputation du yogi. Les premières versions de la chanson le mettent ainsi clairement en cause avec cette phrase : « Maharishi, what have you done ? ». Maharishi qu’as-tu fait ? Finalement, le groupe arrondira les angles et optera pour une formule plus elliptique « Sexy Sadie, what have you done ? ». Malaise. Pourquoi, dans une chanson incriminant un homme, les Beatles ont-ils préféré mettre l’accent sur ce qu’aurait fait la victime de ses avances ?

On repasse le micro à Paul McCartney avec « Helter Skelter » une chanson qu’il serait déplacé de qualifier de « culte » mais qui comme « Piggies » (voir chronique précédente) de George Harrisson a eu le terrible destin d’inspirer Charles Manson, le gourou fou californien, qui y vit un message délivré par les quatre chevaliers de l’Apocalypse (les Beatles, donc). Pour le commanditaire du meurtre de Sharon Tate, l’épouse de Roman Polanski, « Helter Skelter » annonce l’imminence d’un conflit racial en Amérique. En réalité, la chanson fait référence à une fin de « trip » en utilisant l’image d’un toboggan de fête foraine. Paul McCartney y endosse, comme dans « Why don’t we do it in the road » (disque 1) le rôle du rocker vrai de vrai avec pour objectif de faire mieux que les Who. « Helter Skelter » est d’ailleurs souvent présenté comme le morceau qui fonde le hard-rock ou heavy metal. Il est aussi entré dans l’histoire pour ce cri de rage de Ringo Starr en fin de morceau : « I’ve got blisters on my fingers ! » autrement dit, j’ai des ampoules dans les doigts (on pourrait ajouter : à force de cogner dur ma batterie comme n’a cessé de me l’ordonner Paul qui, décidemment bien arrogant, a eu l’outrecuidance de m’expliquer comment jouer de cet instrument !).




Avec « Long, Long, Long », on sort enfin du monopole du duo Lennon – McCartney. George Harrison, le « mystique » du groupe y évoque sa longue quête spirituelle, sa recherche de Dieu, sa perte de foi (chrétienne), son retour à la lumière. Un morceau planant qui inspira une jeune groupe appelé Pink Floyd. Vient ensuite le tour de « Revolution 1 » de John Lennon (là aussi, Yoko Ono s’est en beaucoup mêlée). Pour la musique, rien à redire. Belle ballade bluesy, des décrochages quand il faut, un rythme que n’auraient pas renié les natifs du delta du Mississipi.  Mais pour ce qui est des paroles, on repassera. En gros, le message est clair : Mec, tu veux faire la révolution, très bien, mais sans moi. Tu veux du pognon ? T’auras pas un sou car chacun son truc. Bref, une chanson petite-bourgeoise qui prend ses distances avec la lutte armée et l’usage de la violence à des fins politiques (de quoi convaincre les Vietnamiens, en guerre à l’époque contre l’oncle Sam, d’échanger leurs fusils contre des fleurs…). Du Lennon craché. Je pourfends l’ordre établi mais je reste sage tout en te disant que ça finira bien par s’arranger. Je chante les femmes mais je cogne la mienne (pas Yoko, la précédente). L’engagement...

Avec « Honey Pie », McCartney livre une ballade de la belle époque. On est dans un music-hall ou bien alors on a l’oreille collée au gros poste de radio TSF. Petite précision : aujourd’hui encore, quand un gars de Liverpool vous parle de « tarte au miel » il n’est pas rare qu’une lueur égrillarde accompagne ses mots… Tiens, en parlant de sucrerie, aimez-vous le chocolat ? C’est le cas d’Eric Clapton, le grand guitariste qui prête son savoir-faire dans « While my Guitar Gently Weeps » (disque 1). George Harrisson lui dédie donc « Savoy Truffle » sur ce thème gourmand tout en affirmant son talent de compositeur malheureusement bridé par les deux patrons du groupe. Vient ensuite « Cry Baby Cry », une comptine virevoltante très lewis-carrollienne composée par John Lennon et sur laquelle les exégètes, flairant quelques paillardises et sens cachés, n’ont pas encore tout dit. A ce moment du disque, si vous tendez bien l’oreille, vous allez entendre un morceau d’une chanson fantôme, « Can you take me back » (McCartney), qui ne figure pas dans les crédits. Bande mal effacée ? Message subliminal ? Allez savoir.

Venons-en maintenant à un morceau qui a permis au présent chroniqueur de gagner quelques paris. « Revolution 9 » est un collage d’extraits successifs avec une voix, inconnue à ce jour, qui répète « number nine » (il y a des gens ont mené de longues enquêtes pour identifier l’auteur de ces mots !). Ces samplings ou cette musique expérimentale comme on l’appelait alors, durent 8 minutes 22 secondes. Ils sont l’œuvre de John Lennon. Comment donc gagner un pari grâce à cette compilation qui est, disons-le, pénible à écouter ? Devant un auditoire dûment sélectionné, lâchez simplement qu’un morceau des Beatles – dites bien « un morceau », pas « une chanson » - comporte des passages en arabe. Surprise, étonnement, dénégations, contradiction, échauffement et pari conclu. Vous faites écouter. Septième minute, vingt-deuxième seconde, on entend clairement un extrait de chanson en arabe. Laquelle ? « Awel Hamsa » (premier murmure) du grand Farid Al-Atrach. Conclusion, Lennon n’était pas islamophobe ou plutôt arabophobe, le grand crooner syrien étant de confession druze.

« Good night » est la berceuse qui termine l’album. Composée par John Lennon pour dire au-revoir à son fils Julian – et d’une certaine manière lui demander pardon d’avoir abandonné sa mère – la chanson sera finalement chantée par Ringo Starr. Lennon, le dur de dur, estimait qu’elle ne collait pas avec son image.

Voilà. Vous pouvez maintenant réécouter le « double-blanc » et tenez-moi au courant si vous gagnez quelques paris. Mais n’oubliez pas, dites « morceau », pas « chanson ».
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