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Le Quotidien d'Oran
jeudi 5 juillet 2012
Akram Belkaïd, Paris
Prenons l’année 1962 comme centre de symétrie chronologique. Si tous les regards se portent sur ce qu’est devenue l’Algérie en ce 5 juillet 2012 (avec cette litanie de jérémiades décrites dans la chronique de la semaine dernière), il n’est pas inintéressant de se demander à quoi pouvait bien ressembler ce pays en 1912, c’est-à-dire cinquante ans avant l’indépendance. A cette époque, soit quatre-vingt deux ans après le début de la conquête, la présence coloniale se développe et affirme sa force tandis que la résistance semble brisée. Alors qu’il a atteint un pic entre 1870 et 1890, le nombre de révoltes contre l’occupant français a chuté. L’idée nationaliste voire indépendantiste n’est portée par aucun mouvement d’envergure et même le courant réformiste de la Nahda arabe paraît s’être arrêté aux frontières de ce qui est depuis 1848 une partie intégrante de la France (même si nombre de lois de la République ne s’y appliquent guère, du moins pas pour tous). Il faut attendre la fin du premier conflit mondial pour qu’émergent les pionniers du nationalisme algérien moderne : L’Ikdam de l’émir Khaled (1919) puis, en 1926, l’Etoile nord-africaine qui sera la première à réclamer de manière claire l’indépendance du Maghreb.
En 1912, une délégation du mouvement « Jeunes Algériens » se rend à Paris pour y rencontrer des personnalités politiques dont Raymond Poincaré, alors président du Conseil (l’équivalent de chef du gouvernement) et futur président de la République. Les délégués de ce courant à la fois réformiste et assimilationniste, créé au début du siècle par de petits notables, demandent (en vain) une citoyenneté totale pour l’indigène musulman. Il faut rappeler que ce dernier est alors un sujet – et non un citoyen - de la République française et qu’il est soumis au Code de l’indigénat de 1881. Il n’a donc pas le droit de vote mais peut, en théorie et s’il le demande, être naturalisé depuis 1865. Ses enfants n’ont pas droit non plus à la nationalité française ce qui n’est pas le cas, depuis 1889, pour les enfants d’étrangers européens (Espagnols, Italiens, Maltais,…). Eux sont Français de manière automatique à la naissance. En juillet 1912, l’Algérie est peut-être la France, mais l’indigène musulman n’est rien et certainement pas français.
Pour autant, il est jugé apte à faire un bon soldat car le service militaire est obligatoire pour lui et ses coreligionnaires depuis 1911. Pour la France, c’est une manière bien commode de trouver des effectifs supplémentaires. Au ministère de la Guerre à Paris on sait qu’une nouvelle guerre avec l’Allemagne se profile et qu’il est urgent de rétablir l’équilibre démographique avec l’ennemi germanique. Pourtant, dans les textes de la République, la conscription ne concerne que les « vrais » citoyens. Qu’importe cette contradiction, toute chair à canon est bonne à prendre…
En réaction, et parce qu’elles considèrent que servir dans l’armée française va à l’encontre des règles de l’islam mais aussi de la dignité d’un peuple encore traumatisé par la violence de la colonisation, plusieurs centaines de familles musulmanes ont quitté ou s’apprêtent à quitter l’Algérie pour le Machrek. Elles sont originaires de Tlemcen, Oran, Mascara mais aussi de Kabylie et leurs descendants vivent aujourd’hui encore en Syrie (où certains ont conservé nombre de leurs traditions algériennes). Deux ans plus tard, débute la Première Guerre mondiale. Entre 1914 et 1918, ils seront 173 000 indigènes à se battre dans les tranchées et 25 000 y laisseront la vie.
Cette question de la conscription obligatoire formellement instaurée en 1912 est loin d’être secondaire. Dans un article publié dans le mensuel « Le Monde Diplomatique » de janvier 1964 (et republié en avril 2006), Robert Gauthier, journaliste spécialiste de l’Algérie au quotidien « Le Monde », estime que c’est l’une des causes lointaines de l’insurrection de novembre 1954 (*). Cet enrôlement forcé, sans véritable contrepartie politique, aurait ainsi aggravé le ressentiment des populations musulmanes à l’égard de la France. D’ailleurs, même des élites plutôt conciliantes comme celles appartenant au mouvement des « Jeunes algériens » ont été marquées par cet épisode. Il faut rappeler que les colons se sont opposés avec virulence à la conscription des musulmans la jugeant dangereuse car susceptible de permettre aux indigènes de retourner leurs armes contre les Européens d’Algérie mais aussi de leur donner de nouveaux droits. Avec le recul, et en forçant un peu le trait, on peut dire que le courant politique assimilationniste algérien en a certes obtenu quelques uns (loi « Jonnart » facilitant la naturalisation, suppression de certains impôts) mais que la plus grande concession qui lui a été accordée a finalement été la conscription obligatoire pour les musulmans (et donc le droit de mourir pour la France…).
Par ailleurs, et pour l’anecdote, juillet 1912, c’est aussi le retour d’Anatole France à Paris. L’écrivain vient de passer plusieurs semaines en Tunisie et en Algérie. Aux journalistes qui l’interrogent sur ses premières impressions de voyage, le futur prix Nobel de littérature (1921) ne dit pas grand-chose si ce n’est qu’il a été impressionné par les courses de chevaux à Bou Saada et, plus encore, par la prospérité coloniale notamment celle des viticulteurs et des gros propriétaires terriens. La France, déclare-t-il, a beaucoup à gagner de ce que peuvent lui apporter la Tunisie et l’Algérie.
Comme nombre de ses pairs intellectuels, qu’ils soient de droite comme de gauche, l’académicien, pourtant auteur de « la folie coloniale » en 1904 – une critique soutenue du colonialisme et de l’impérialisme - ne dit rien sur la profonde paupérisation des musulmans et sur la ruine de la paysannerie indigène. Lui qui s’est rapproché de la gauche et de Jaurès, lui qui a soutenu Emile Zola, n’a guère été choqué par ce qu’il a vu et entendu en voyageant en voiture, à pied ou à dos de chameau… Un aveuglement emblématique de ce qu’a finalement été la fascination de l’Algérie coloniale chez nombre d’intellectuels français.
(*)1912-1919 : premier « dérapage » de la politique algérienne.
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