Le Quotidien d’Oran, jeudi 13 juin 2019
Akram Belkaïd, Paris
On se doutait bien qu’il fallait en payer le
prix, l’aller en direction de Tunis s’étant bien passé (choix stratégique mais
éreintant d’un départ aux aurores, oblige). Du
coup (expression à la mode notamment chez les cheffes d’édition, on y
reviendra), le retour pour Paris risquait d’être fort différent. Et l’on fut
servi. Aucune surprise, donc. Du moins, au début, quand, au matin du jour en
question, arriva sur le téléphone un message avertissant d’un retard d’une
heure trente mais enjoignant de se présenter à l’horaire initial pour procéder
à son enregistrement. Une heure trente de retard, ma foi… Rares sont celles et
ceux qui n’ont jamais vu pire.
Mais faisons le récit de ce qui suivit. Arrivé
à ce minuscule aéroport de Tunis-Carthage pompeusement qualifié d’international,
on enregistre sans peine, l’agent au comptoir ne mouftant mot à propos de
l’excédent (léger) de bagages, ayant compris, à l’attitude corporelle et au
regard du passager, qu’il suffisait d’un rien pour qu’il paie les pots cassés
du retard annoncé. On entre ensuite dans la grande salle du contrôle de la
police aux frontières. Combien de personnes ? Plusieurs milliers, avançant
à pas lents dans deux files serpentant sur elles-mêmes. De l’inédit…
Celles et ceux dont le vol a du retard ne sont
guère inquiets. Mais les autres, passagers pour Dubaï ou Amman, ne cachent
guère leur angoisse. Reste que fendre la foule est dangereux. Ça ne veut rien
entendre des raisons avancées, ça crie, ça proteste et ça met en garde d’autant
que de petits malins essaient de profiter de l’occasion. L’un d’eux est pris en
flagrant délit. Moi aussi, je vais à Dubaï, hurlait-il. Oui mais voilà,
quelqu’un a enregistré ses bagages en même temps que lui pour le fameux vol
retardé de Paris. Les esprits s’échauffent, les insultes fusent. Curieusement,
les uniformes se tiennent à distance. Dans les hauts parleurs, une hôtesse
répète « your ’tension, please » mais ne capte l’attention de
personne.
Une heure plus tard, l’affaire est réglée et
le passeport est tamponné. Débute alors une attente qui dure bien plus que
prévu. L’écran de la salle d’embarquement a beau afficher un nouvel horaire, ce
dernier est dépassé depuis longtemps. Sagement assise derrière son ordinateur,
une employée n’en sait pas plus que les passagers qui s’impatientent. Dans la
salle numéro cinquante-neuf, le ton commence à monter. Prudente, la jeune femme
s’esquive. Un policier passe une tête. Il écoute les plaintes d’un air distrait
puis disparaît. Une dame dit qu’il faut trouver le chef d’escale. Un jeune
assis non loin d’elle promet de lui payer un café « en euros » -
puisque les dinars tunisiens ne sont plus acceptés en zone sous-douane – si
elle y parvient.
Un passager s’énerve. Il faut, crie-t-il à la
cantonade, privatiser Tunisair, compagnie coupable de tant de retards et
d’annulations de vol. Son voisin abonde. A les entendre tous les deux, la
privatisation serait le seul moyen de venir à bout du principal problème de la
société : son sureffectif dû à des légions de pistonnés. Faire appel au
privé pour mettre dehors des employés qui ne sont guère à la hauteur de leur
tâche, voilà un discours qui ravit beaucoup de présents qui en veulent pour
preuve que personne ne vient leur donner des nouvelles. C’est quoi cette
désinvolture ? s’exclame l’un. Ce mépris du client ? lui répond
l’autre. Mahouche normal ! (ce
n’est pas normal) est l’expression qui revient sans cesse cela sans oublier le
préambule qui accompagne toute phrase définitive : bikoul roujoulia (que l’on pourrait traduire par « en toute
parole d’homme » même si des femmes la prononcent). Bikoul roujoulia, lazem privatisation ! (Parole de vrai homme –
et sincère -, il faut une privatisation).
Une jeune fille s’énerve. On n’a pas fait la
révolution pour privatiser la compagnie nationale, lance-t-elle en roulant de
gros yeux noirs. Elle argumente. Affirme que c’est tout le pays qui va mal, que
l’économie est en chute libre, que les riches bourgeois de Tunis et du Sahel ne
paient pas leurs impôts, que prendre Tunisair est un acte patriote (elle aurait
pu rajouter que les administrations elles-mêmes n’honorent guère leurs factures
auprès de l’entreprise). Le partisan de la privatisation s’impatiente.
Révolution ? Quelle révolution ? demande-t-il d’un ton goguenard.
Jamais Tunisair ne nous aurait traités comme ça sous Ben Ali, lance-t-il en
provoquant quelques acquiescements et bien peu de protestations.
Pendant ce temps-là, l’écran indique juste que
le vol est retardé. Plus aucun horaire n’est affiché. Les anecdotes que les uns
et les autres racontent aggravent la tension. Des retards de dix heures, des
vols annulés, des passagers embarqués pour d’autres destinations, histoire de
les rapprocher… Mais voilà qu’un agent de la compagnie passe la tête. Ni
bonjour, ni excuses, juste un ordre : « Passagers
Paris, salle cinquante-huit ! » Transhumance immédiate. Rush
humain. Enfin, l’embarquement. Mais d’abord un bus. On est dans un aéroport
international ou on ne l’est pas… Ensuite, une petite promenade jusqu’en bout
de piste. En enfin, l’avion tant attendu.
Soulagement ? Oui, mais c’est-à-dire que…
L’appareil est un Airbus A330 au couleur de la compagnie Getjet airlines,
autrement dit « hayiwa Getget
Tunisie ! » (pardon). Une investigation ultérieure nous apprendra
qu’il a près de treize ans et qu’il fut d’abord la propriété de China Airlines,
ce qui explique l’affichage en chinois utilisé par le système vidéo. C’est quoi
cette compagnie ? est la question qui court les travées. Une hôtesse,
blonde comme un épi de blé, explique qu’elle, l’équipage et Getjet airlines
viennent de Lituanie. Un râleur y voit la preuve que la Tunisie est décidément
tombée bien bas. Son voisin demande où peut bien se trouver la Lituanie. Un
plaisantin lui répond qu’il s’agit d’un pays proche de la Tanzanie. Les rires
provoquent une altercation. L’équipage, qui met en garde les passagers contre
le vol de gilets de sauvetage ( !) est interloqué. Mais sa surprise n’est
rien en comparaison de celle que provoque les youyous d’une passagère au moment
du décollage. Comment lui en vouloir de provoquer un tel choc culturel ? Trois
heures trente de retard valaient bien cette manifestation de joie et de
soulagement.
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