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Depuis quelques mois, un vent de révoltes souffle dans le monde arabe, surprenant tous les observateurs, qu'il s'agisse des acteurs politiques, des gouvernements ou des ambassades présentes dans ces pays. Les États européens assistent, en ce début d’année 2011, à de profonds changements dans leur environnement géostratégique immédiat. Les États de la rive Sud de la Méditerranée, gouvernés depuis leur indépendance par des régimes autoritaires, sont traversés par une vague de contestation démocratique. Les États européens tentent difficilement d’apporter une réponse commune à cette nouvelle donne.
Comment l’UE essaie-t-elle de faire face à cette situation inédite ? Comment éviter que les États membres se désolidarisent une fois de plus, alors qu’ils ont des intérêts communs dans la région ? Les « révoltes arabes » sonnent-elles le glas de l’Union pour la Méditerranée ? Et surtout, qu’attend-on de l’Union européenne sur la rive Sud de la Méditerranée ? Comment les postures et les actions de l’UE, lors des révoltes en Tunisie, Égypte et Libye ont-elles été interprétées ? Ira-t-on vers un renouveau de l’influence européenne, qui accompagnerait la transition de ces pays ? Vers une présence accrue de la Chine et des États-Unis, soucieux de développer leurs relations avec les nouvelles autorités et leurs approvisionnements en matières premières ? Quel rôle pour la Turquie ? Ce pays peut-t-il devenir un modèle pour des jeunes États démocratiques dans la région ?
C'est donc sur le thème des relations « Union européenne - monde arabe » que l'Institut des relations internationales et stratégiques a décidé d'organiser cette conférence-débat en partenariat avec la Maison de l'Europe. Sont intervenus au cours de la conférence Fabio Liberti, directeur de recherche à l’IRIS et modérateur de ce débat, Bastien Nivet, docteur en Sciences politiques, professeur à l'école de management Léonard de Vinci (Paris – La Défense) et spécialiste des questions européennes ; Akram Belkaïd, journaliste indépendant d'origine algéro-tunisienne qui a publié plusieurs ouvrages tels que Un regard calme sur l'Algérie, A la rencontre du Maghreb, et qui a coopéré avec, en autres, Le Monde diplomatique et SlateAfrique. Pour analyser le rôle, présent et futur, de la Turquie : Didier Billion, directeur des publications de l'IRIS, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, et auteur de nombreux ouvrages, articles, notes de consultances pour les administrations françaises et européennes.
UE : une réponse déclarative, financière et miliaire
Bastien Nivet a ouvert la conférence-débat en s'interrogeant sur le rôle de l'Union européenne. Il a souligné qu'il est toujours difficile et hasardeux d'évaluer l'impact d'un acteur isolé dans des processus comme ceux qui se déroulent depuis plusieurs mois en Afrique du Nord. Il est nécessaire de sortir du prisme d'analyse « européano-centré ». Il est fondamental de comprendre que ces révolutions n'ont été menées ni par Twitter, la Commission européenne ou encore l'Administration Obama, mais bien par les citoyens eux-mêmes. Face à ces mouvements populaires, l’Union européenne a tenté d’intervenir sur trois registres.
o Le registre déclaratoire
- Accompagner plutôt qu’encourager. Bastien Nivet estime que l’Union européenne s’est contentée de faire un « discours sur les événements », mais n’a pas cherché à les provoquer. Le discours européen a été, et est toujours, plutôt un discours réactif, d'accompagnement des processus, qu'un discours de provocation et d'encouragement de ces processus. Cette logique peut apparaître trop tempérée, trop mesurée pour certains observateurs.
o De la diplomatie vers la fermeté. Dans un premier temps, les discours tenus par l'Union européenne et les États membres « invitaient les régimes à faire preuve de retenue dans la répression ». Bastien Nivet montre qu’il convient de s'interroger sur ce qu'est la « retenue dans la répression ». Où placer le curseur de la « tolérabilité » ? Cette ambivalence est révélatrice de la position initiale du vieux continent.
Puis ce discours a changé… Il est apparu plus ferme, notamment à l’égard d’un pays : la Libye. Les 27 États membres ont fait preuve d'une fermeté discursive rare en demandant le « départ immédiat du colonel Kadhafi » à la sortie d’un Conseil européen. Cette fermeté déclaratoire n'est habituelle, ni à l'échelle des discours européens, ni à l'échelle nationale. Alors, est-elle un moyen de cautionner a posteriori l’intervention militaire franco-britannique en Libye ? Le citoyen peut se poser la question. Selon le politologue, il faut à ce titre prendre garde de ne pas créer un décalage entre la légitimité du discours européen et la légitimité onusienne, destinée à la protection des populations. Bien que la réalité ne le permette pas toujours, il est important que l'UE agisse le plus possible dans le cadre de la légitimité onusienne.
o Le registre financier
Une réflexion s'est engagée quant à la recherche d'établissement et de financement de programmes. C'est ici que réside l'outil de puissance civile traditionnel de l'UE dans les relations internationales. Il faut donc réévaluer les besoins, les projets et les financements alloués à de tels programmes.
o Le registre militaire
L’Europe n’exclut pas une opération militaire terrestre, « Eufor Libye », ouvertement envisagée le 1er avril 2011. Il s’agirait, ni plus, ni moins que de déployer des forces militaires issues de l'Union européenne sur le sol libyen. Bastien Nivet note le flou entourant une telle proposition. Ne sont définis ni les pays participants, ni l'organisation dirigeante, ni la planification opérationnelle. Fabio Liberti a précisé à cette occasion que l'Union européenne doit attendre que l'Organisation des nations unies donne son aval.
Les défaillances de l'Union européenne mises à jour
o L’UE : un acteur déstabilisé par le changement
L'UE est un projet porteur de valeurs et de changement, tant dans son discours politique que dans sa nature et dans sa philosophie. Pourquoi est-elle aussi mal à l'aise face au changement lorsqu'il se produit dans son environnement géostratégique proche ? Depuis le Processus de Barcelone lancé en 1995, jusqu'au projet d'Union pour la Méditerranée, l'objectif était, et est toujours, d’établir petit à petit des partenariats et un dialogue, même s’il doit être mené avec des régimes autoritaires.
o L’UE : toujours un train de retard ?
Les services de politique étrangère de la Commission et du Conseil européen sont en train d'être fusionnés. Les structures ne sont pas encore en place, d’où le manque de réponses concrètes de l’UE. Aux dires de certains, c’est comme si les révoltes arabes avaient eu lieu « un peu trop tôt » pour que l'Union européenne puisse pleinement jouer son rôle. Bastien Nivet souhaite que l'on sorte de ces analyses. On a longtemps dit qu'à partir de 1993, la PESC aurait pu permettre à la communauté européenne d'être plus efficace lors du conflit en Yougoslavie en 1991. Par la suite, on a dit que la PESD lancée en 1999-2000 aurait permis d’intervenir au Kosovo… Selon ce raisonnement, l'UE aurait toujours « une crise de retard ». Il faut éviter de ne voir que ces explications institutionnelles, même si elles ont une grande part de vérité. Un acteur comme l'UE se construit selon un processus long et complexe. Le malaise européen en ce début d’année 2011 s'explique plus par une vraie difficulté à appréhender le changement dans le champ diplomatique que par un manque d’organisation interne.
o UE : décalage flagrant entre principe d’action et actes concrets
Bastien Nivet relève une contradiction flagrante entre le discours politique européen et la dimension quasi-philosophique concernant l’espace commun méditerranéen. Il existe une contradiction notable dans les relations extérieures que l'UE souhaite tisser lorsqu'elle plaide pour un monde où peuvent circuler les idées, les produits, mais pas les citoyens. Le débat franco-italien sur les immigrés Nord-Africains de ces derniers jours est révélateur des divergences de point de vue entre États. Par exemple, le discours allemand est assez violent à l'égard de la France et de l'Italie. De même, la « question des Roms » ne peut être gérée au niveau national. D'autre part, l'UE aurait tort de laisser les pays en première ligne, c'est-à-dire l'Espagne, la France et l'Italie, gérer seuls ces questions européennes.
La diplomatie française est-elle « euro-compatible » ?
Les évènements récents ont révélé des signes évidents d'incompatibilité entre la diplomatie française et la diplomatie européenne, à la fois dans la méthode et dans le contenu. Selon Bastien Nivet, les facteurs structurels, historiques, politiques et diplomatiques doivent être pris en compte. Ils différencient la France de ses partenaires européens, ou du moins, du microcosme politique bruxellois. Citant l'exemple de la Tunisie, le politologue souligne que l'absence de convergence entre les partenaires européens s'explique en partie par les liens et l'héritage colonial de la France. Il y a là des causes structurelles de désaccords entre Paris et ses voisins. De même, l'intervention en Libye implique des effets qui ne sont pas les mêmes pour l'Italie, l’Allemagne ou encore le Royaume-Uni.
o Consensus et influence plutôt que passage en force
La diplomatie européenne est, par définition, la fabrication de consensus et de la persuasion. Sauf exception, elle consiste en de l'influence, plutôt que du « passage en force ». Cette méthode est longue, compliquée et parfois frustrante. Elle ne garantit pas une complète satisfaction pour les gouvernements. De plus, cela implique de prendre en compte l'avis de « petits pays », ce qui est souvent insoutenable pour les « grandes puissances ». L'incompatibilité n'est donc pas forcément spécifique à la diplomatie française.
Dans cette période de scepticisme général sur l'euro, les institutions européennes ou encore la politique étrangère de l'Union européenne, il convient de rester prudent quant à la remise en cause de la légitimité et de la pertinence de l'UE. Critiquer et minimiser l'Europe n'est pas la solution, d'autant plus qu'aucune alternative n'est proposée.
o L’UE et le cas libyen
La révolte en Libye est révélatrice des failles de notre système. La méthode aurait pu être plus adaptée à une collaboration entre partenaires européens. Il existe, outre les incompatibilités structurelles, un rapport à l'intervention armée qui est différent d'un pays à l'autre. Certains États n'ont pas le même rapport à la violence. Il est donc parfois préférable de recourir à la persuasion, plutôt qu'à l'empressement diplomatique. Cependant, les interventions européennes se doivent d'être cohérentes. L'intervention en Libye avait pour but d'empêcher un massacre, mais elle contraste avec le silence assourdissant face à la répression en Syrie, à Bahreïn ou au Yémen.
N'y a-t-il pas « deux poids, deux mesures » dans l'action européenne ? L'intervention en Libye ne serait-elle qu'un moyen pour l'UE de se racheter de sa réaction inappropriée vis-à-vis de la Tunisie ? Est-ce une façon de trahir les espoirs qui étaient placés en l'UE ? Les évènements en cours interrogent la diplomatie de nombreux États à court, moyen et long termes.
Nul ne sait comment le changement en cours aboutira
o Des scenarii imprévisibles
Akram Belkaïd a ensuite prit la parole. Il a estimé que la prudence était de mise. En Tunisie, cas jugé comme étant le mieux engagé actuellement, nul ne peut présager du résultat des élections qui se tiendront en juillet prochain (à noter que ces élections pourraient être reportées au mois d’octobre prochain). Plusieurs questions sont encore sans réponses : qui sortira vainqueur ? Comment va s'organiser le vote ? Les « islamistes » feront-ils un bon score ? Selon le journaliste, nous sommes à un moment de « surprise stratégique ». Personne n'a vu venir ces évènements qui ont lancé une phase de « pré-transition démocratique ». Elle peut effectivement aller dans le bon sens, aboutir à des choses positives, mais elle peut aussi et surtout mener à des choses négatives.
o Le « printemps algérien » de 1988 : La preuve par l’Histoire. L’Algérie a été traversée en 1988 par une vague démocratique sans précédent. Tous les spécialistes et commentateurs prédisaient le début d’une nouvelle ère… Pourtant, trois ans plus tard, les islamistes sont arrivés au pouvoir au cours d’élections législatives officielles. Bilan : une décennie de guerre civile suite à l'annulation de ces élections. Le journaliste estime donc qu’il ne faut pas se réjouir trop vite. Tous les événements qui se sont déroulés depuis le début de l’année 2011 peuvent déraper, y compris en Égypte où l'armée a l'intention de gérer les affaires du pays.
o Le « printemps des peuples » au XIXe siècle : Cette notion de « printemps » arabe renvoie au « printemps des peuples » de 1848 en Europe. Il s’agissait d’un moment fort sur le plan idéologique qui devait conduire à l’unité nationale que ce soit en France, en Autriche, en Italie… De ces révolutions démocratiques en sont sorti Bismarck par exemple en Allemagne…et un peu plus tard, la IIIe République en France (1871).
Le rôle de l’Europe dans la transition démocratique
Longtemps, les diplomates ont considéré qu'il fallait composer avec les persécutions et les agressions des journalistes et des citoyens. L'un des grands enseignements pour l'Europe est que ces régimes-là n'étaient pas durables. L'Europe a commis une erreur stratégique d'appréciation. Ces transitions qui s'engagent ont néanmoins besoin de l'Europe.
- L’Espagne à la mort de Franco. Selon M. Belkaïd, il est pertinent de faire un parallèle avec la transition en Espagne qui a suivi la mort de Franco en 1975. L'Europe (ou plus exactement la Communauté européenne) n'avait pas attendu sa mort pour aider à la démocratisation de l'Espagne. Il y avait eut des efforts considérables vis-à-vis des militants espagnols, plus ou moins persécutés, pour les préparer à prendre en charge des responsabilités étatiques après la mort de Franco. En ce temps-là, l'Europe avait fait un pari sur l'avenir.
- L’UE doit soutenir la transition. Aujourd'hui, en Tunisie, l'évolution démocratique investit le champ du débat public. Cela implique le déploiement de toute une ingénierie démocratique. Il faut savoir comment faire une campagne électorale, comment s'organiser, comment vivre la démocratie au quotidien. M. Belkaïd espère que l'Europe accompagne ce processus. Il est fondamental que l'Europe ne limite pas son analyse à une estimation financière, à une gestion de flux migratoires ou encore à un nombre d’observateurs aux élections. Le journaliste considère que l'accompagnement de l'Europe débute en amont des élections. Il fait cependant remarquer qu'au sein des pays où grondent les révoltes, ces attentes sont implicites puisque, hormis le cas libyen, l'Europe n'est pas considérée comme un levier de changement. L'Europe a probablement déçu puisque qu'elle avait signé avec la Tunisie un accord, qui n'avait pas seulement un caractère économique, mais qui incluait un volet sur la nécessité de respecter les droits de l'Homme, volet qui n'a jamais été pris en compte. L'Europe peut compter aujourd'hui et demain dans sa capacité à soutenir des transitions afin qu'elles ne dérapent pas.
L’économie : faux acteur du changement ?
L'Europe s'est ainsi trompée en basant ses convictions sur le caractère durable des dictatures. Le discours européen consistait à dire que l'économie amènerait un changement démocratique en Tunisie et en Égypte. Il faut aujourd’hui sérieusement revoir cette conception. M. Belkaïd s'est insurgé face au discours affirmant que « le premier des droits de l'Homme est de pouvoir manger ». D'ailleurs, il remarque que le jour où M. Chirac a prononcé cette phrase, Radia Nasraoui, opposante au régime de Ben Ali, se faisait arrêter à Tunis.
La démocratie n'attend pas et l'Europe a failli vis-à-vis des pays du Sud en feignant de croire que l'économie allait tout régler. Les accords de libre-échange, passés entre l'Europe et les pays de la rive Sud de la Méditerranée, ont eu des conséquences catastrophiques pour les populations de ces derniers, mais ont eu un intérêt pour les régimes en place. Ces accords avec l'UE ont renforcé la stature sur la scène internationale des présidents Ben Ali ou Bouteflika en donnant une légitimité à ces régimes répressifs dictatoriaux. Ces accords ont créés des déséquilibres entre une Europe qui, malgré quelques difficultés, reste une puissance économique avec des niveaux de productivité importants et des pays au Sud en retard sur ce niveau-là. Or, ces accords ont accentué le déséquilibre entre les deux rives de la Méditerranée au lieu de le résorber. Par conséquent, les difficultés économiques sur la rive Sud ont amené à l'explosion du phénomène migratoire depuis le début des années 2000.
- Le paradoxe algérien. M. Belkaïd note qu’il existe un décalage important en Algérie. Ce pays exporte de pétrole. Il dispose de 150 milliards de dollars de réserves de change, mais les jeunes citoyens continuent à émigrer vers l'Europe. Ces révoltes doivent amener l'Europe à effectuer une révolution copernicienne dans sa conception de la rive Sud et dans les termes de l'échange. Ces révoltes ont lieu au moment où l'Europe traverse une crise économique, où trois pays européens (Grèce, Irlande et Portugal) sont en situation de quasi-faillite et où les sociétés sont marquées par une montée des extrémismes. Il faut y répondre en proposant mieux qu'un « Processus de Barcelone amélioré ». Se remémorant la photo du lancement de l'Union pour la Méditerranée qui réunissait les Présidents Al-Assad, Moubarak et Ben Ali entre autres, les révoltes aujourd'hui achèvent de montrer qu'un tel projet était voué à l'échec.
o Des régimes nouveaux, mais moins européens ?
Pour conclure son intervention, M. Belkaïd a tenu à préciser qu'en cas d'aboutissement positif des processus en cours, les régimes démocratiques qui s'instaureront ne seront pas aussi favorables à l'Europe que ceux qui viennent de disparaître. Certains gouvernements nord-africains ont la capacité de maîtriser leurs frontières et les migrants, allant jusqu'à criminaliser l'émigration comme en Algérie.
La Turquie : pivot entre l’Occident et le monde arabe ?
Didier Billion a ensuite pris la parole. Il a tout de suite confirmé les propos tenus par les intervenants précédents, les révolutions arabes ont surpris tout le monde. La Turquie aussi, tant au niveau de l’État (du gouvernement et des acteurs politiques) que des experts et des chercheurs.
Les dirigeants turcs ont d’ailleurs fait preuve d'une extrême discrétion sur les évènements en Tunisie. Ce point est important puisque le Premier ministre M. Erdogan et son ministre des affaires étrangères sont d'habitude assez prolixes, notamment en ce qui concerne les affaires régionales, moyen-orientales et maghrébines.
La politique étrangère de la Turquie, concernant les bouleversements arabes, a changé à partir de fin janvier - début février 2011. Elle fait suite à plusieurs entretiens téléphoniques entre le président américain Barack Obama et le Premier ministre turc. Ce dernier l'a évoqué publiquement à l'époque. Suite à ces entretiens téléphoniques, il est possible de constater un infléchissement du discours des dirigeants turcs. Didier Billion estime que le rapport avec les États-Unis, comme celui avec l'UE, est très important à saisir pour apprécier la place de la Turquie vis-à-vis des révolutions dans le monde arabe. Ce pays a ainsi conseillé au président égyptien Moubarak de tenir compte des aspirations démocratiques de son peuple. Plus tard, ce langage sera utilisé à l'égard de Bahreïn, du Yémen ou encore de la Syrie. La Turquie a depuis lors demandé, sans beaucoup d'effets d'ailleurs, de ne pas « abuser » de la répression.
o Un difficile équilibre géostratégique à trouver
Didier Billion estime que la multiplication des initiatives diplomatiques de la Turquie en direction du Moyen-Orient arabe, mais aussi de l'Iran, ne doivent pas nous leurrer. Il n'y a pas de jeu à somme nulle. Il ne faut pas croire à une politique « néo-ottomane ». Il ne faut pas croire que c'est par dépit de leur relation avec l'UE que les Turcs ont investi au Moyen-Orient. Au contraire, Didier Billion pense qu'il faut avoir une vision plus dialectique. Il y a de la part de la Turquie la volonté de maintenir un niveau stratégique avec les États-Unis, avec l’Europe ou encore avec les autres pays. Les entretiens entre Obama et le Premier ministre turc en sont un exemple. De même, les Turcs n’ont pas l’intention de rompre les pourparlers avec l'Union européenne.
- L'exemple syrien. Le cas de la Syrie est révélateur de la difficile politique extérieure de la Turquie. En 1998 par exemple, il y a eu un déploiement de véhicules blindés turcs et syriens de chaque côté de la frontière. Motif de cette mobilisation générale : la problématique kurde. Ce face à face a bien failli évoluer vers un conflit armé. Trois ans plus tard pourtant, le processus de rapprochement entre les deux États s'est enclenché… Il s'est même accéléré en dépit des pressions extérieures notamment provenant de Washington !
En effet, en 2001-2002, les États-Uniens préparaient la guerre en Irak. Ils ont fait pression sur la Turquie pour éviter ce rapprochement avec la Syrie car le président américain George W. Bush avait inscrit la Syrie sur l’ « Axe du mal » avec l'Iran et la Corée du Nord. Les Turcs ont résisté à ces pressions. Ils n'ont non seulement pas cessé leurs relations avec la Syrie, mais elles se sont approfondies. Au cours des derniers mois, la multiplication des accords de coopération économique, des projets économiques communs ou encore la suppression des visas et la tenue de conseils des ministres communs turcs et syriens indiquent que les relations entre les deux pays se poursuivent et sont de plus en plus étroites. Pourtant, rien n’est jamais simple.
Les événements qui se déroulent actuellement en Syrie désarticulent et déstabilisent ce partenariat « nouveau ». Les Turcs condamnent la répression sanguinaire du régime syrien. Mais en même temps, ils ne veulent pas « rompre les vaisseaux » avec le même régime syrien.
Pour complexifier la donne, Obama – Didier Billion ne se déclare pas « obamaniaque » – a demandé à Erdogan de faire pression pour stopper les massacres en Syrie. Faisant rarement des pronostics, Didier Billion estime pourtant que le régime syrien restera en place. Cette prédiction tord le coup à ceux qui parlaient d'un « effet domino » dans le « printemps arabe ».
o La Turquie : pas un modèle, mais un exemple ?
Il existerait un « modèle turc ». Selon une étude menée en septembre 2010 par un think tank turc, 66 % des gens sondés en Arabie Saoudite, en Turquie, en Iran, au Yémen, en Syrie, dans les Territoires palestiniens considèrent que la Turquie pourrait être un exemple à suivre. Pourquoi ? Car ce pays a su lier les valeurs démocratiques aux valeurs religieuses.
Et pourtant, Didier Billion considère que ce n'est pas un modèle pour les pays arabes. Lors d'un colloque en Espagne il y a deux ou trois ans sur le thème : « la Turquie est-elle un modèle pour le Maghreb ? », la réponse du chercheur avait déjà été claire : la Turquie n’est pas un modèle. C’est un pays qui a connu sa transition démocratique après la seconde guerre mondiale. Il y a des formes d'alternances démocratiques depuis 1950. Il y a un État de droit, bien qu’entrecoupé par des coups d'État récurrents en 1960, 1971 ou 1980. Or, les peuples arabes n'en sont pas encore à ce stade. Il n'y a donc pas en ce sens de modèle turc. Le Président turc, Abdullah Gul, qui s'est rendu au Caire (Égypte) en mars 2011 – c'est le premier chef d'État qui venait en visite officielle après le départ de Moubarak – a lui même dit lors d'un débat : « non, nous ne sommes pas un modèle, c'est trop ambitieux pour nous, peut-être un exemple ». Il s’agit d’un sujet à méditer.
o La Turquie : stabilisateur de la région ?
Didier Billion a rappelé qu’il était un ardent partisan de l'entrée de la Turquie dans l'UE. Il a confirmé les propos tenus par Bastien Nivet : il existe une véritable difficulté à mettre en place cette fameuse PESC. Il estime par ailleurs qu'il serait bon d'intégrer la Turquie, du moins, en termes de processus. Cette intégration ne se ferait pas du jour au lendemain. Nous, Européens, aurions plus d'influence dans cette région.
L'UE aurait plus d'intérêt à accélérer le processus d'entrée dans l'UE de la Turquie. D'ailleurs, le dernier rapport de suivi de la Commission sur la Turquie, publié sous l'égide de la Commission européenne tous les ans en novembre, était justement critique quant à un certain nombre de problèmes existants en Turquie, mais il soulignait le rôle éminemment important et stabilisateur de la Turquie dans la région. « Tirons-en des conséquences et allons jusqu'au bout ! » a affirmé le chercheur. De ce point de vue, Didier Billion pense que l'attitude des Etats-Unis est beaucoup plus intelligente. Il ne se fait aucune illusion sur les Etats-Unis. Le président Obama défend les intérêts de son pays. Reste qu'il y a cette compréhension de l'importance géostratégique et géopolitique que peut avoir la Turquie. Ce pays n'est pas le leader régional, mais une puissance régionale qui s'affirme, ce qui est très différent.
o La Turquie en Libye ?
Une dernière question a été soulevée. Elle concernait la participation de la Turquie à l'opération de l'OTAN en Libye. Il est bon de rappeler que la Turquie est membre de cette organisation depuis 1952. Cette implication ne risque-t-elle pas de la disqualifier auprès d'un certain nombre de pays arabes ?
Les Turcs ne participent pas directement aux missions de bombardement mais ils sont présents dans les opérations sous l’égide de l’OTAN. Ils insistent beaucoup ces derniers jours sur l'aspect humanitaire de leurs actions. Ils ont déployé des navires-hôpitaux près des côtes et rapatrient des blessés de Benghazi (Libye) dans des hôpitaux turcs. Ils ne cessent de dire: « pendant que certains bombardent des populations civiles libyennes, nous sauvons des vies ». Il existe donc une certaine « retenue », affirme le chercheur, dans cet interventionnisme en Libye.
Compte-rendu rédigé par :
Pierre-Yves CASTAGNAC
Sarah ZERROUKI
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