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Note 1 : Cet éditorial a été rédigé par le journaliste Denis Jeambar près de deux mois après les attentats du 11 septembre 2001. Il résume assez bien la conviction d'une partie des élites françaises pour qui le terrorisme islamiste imposait une plus grande indulgence à l'égard des régimes arabes autoritaires, pour ne pas dire dictatoriaux.
" Depuis le 11 septembre, bien des idées reçues sur le monde d'aujourd'hui se troublent. Les nouvelles lunettes que nous impose le terrorisme islamiste modifient, en effet, notre regard démocratique. Nos jugements, jusque-là, étaient profondément marqués par la défense de nos intérêts économiques et par le respect des différences culturelles. Cette conjugaison cynique d'un calcul et d'un alibi permettait de pactiser sans états d'âme avec la plupart des dictatures pétrolières et des régimes clefs pour notre géopolitique tricolore. Peu nous importait, par exemple, que des femmes soient lapidées et, en permanence, humiliées! Nous respections ce «différencialisme», assimilé à de l'exotisme, de pays encore barbares et nous préférions fustiger des Etats, au fond, beaucoup plus proches de nous car déjà entrés dans les premiers faubourgs de la démocratie. Ainsi, depuis quelques années, nous sommes-nous acharnés sur la Tunisie, alors que ce pays est le plus avancé du monde arabe sur le terrain des libertés civiles. Les femmes y disposent d'un statut à nul autre pareil dans l'univers arabo-musulman (la polygamie et la répudiation y sont interdites, le divorce autorisé, les emplois ouverts), le politique y est séparé du religieux, le taux de scolarisation y est celui des pays occidentaux et l'économie y galope autour de 5% de croissance. Certes, les libertés politiques n'ont pas eu le temps d'y naître et l'intégrisme y est très sévèrement réprimé, mais le régime autoritaire de Ben Ali a besoin de la durée pour créer une véritable assise démocratique, à travers notamment l'éducation. Il ne s'agit pas d'être complaisant mais simplement lucide: la démocratie ne naît pas en un seul jour, notre pays a, lui-même, traîné en chemin. Depuis les attentats contre les Twin Towers, il est devenu, en tout cas, évident qu'il faut opposer Ben Ali à Ben Laden."
Note 2 : voici quelle fut ma réponse publiée dans le courrier des lecteurs de l'Express, le 13 décembre 2001.
" J'ai lu avec consternation votre éditorial consacré au régime tunisien. C'est un texte qui fleure bon le néocolonialisme paternaliste et qui repose sur un étrange postulat: à vous lire, il y aurait donc des peuples moins mûrs que d'autres pour la démocratie! Défendre le régime de Ben Ali, c'est insulter tous ceux qui, en Tunisie, souffrent dans leur chair du fait de leur engagement pour la démocratie. C'est parce que le monde arabo-musulman est sous la dure férule de dictateurs que des Ben Laden naissent et sévissent: régimes policiers et extrémistes religieux sont deux faces d'une même pièce. Quant aux femmes tunisiennes, elles ont, certes, plus de droits que dans les autres pays musulmans, mais c'est à feu Habib Bourguiba qu'elles le doivent. Le régime actuel a bien compris l'intérêt de maintenir leurs acquis, car c'est la meilleure manière d'obtenir l'indulgence de l'Occident. Un Occident qui feint d'ailleurs de ne pas voir que les droits de la femme tunisienne sont uniquement sociaux et absolument pas politiques. (...) Avec vos propos, les dictatures musulmanes savent comment se maintenir en place: un peu de liberté pour les femmes, la chasse aux sympathisants de Ben Laden et tant pis pour la démocratie."
A. Belkaid-Ellyas, Paris.
Note 3 : Autre réaction négative d'un lecteur (13/12/01)
"Votre plaidoyer en faveur de Ben Ali m'a rappelé avec effroi les arguments de Georges Marchais et de ses amis lorsqu'ils s'adonnaient aux joyeusetés de leur dialectique. Ainsi il y aurait des degrés d'aptitude à la démocratie. Peut-être êtes-vous d'accord avec Elie Barnavi lorsqu'il prétend que «qui critique Israël est antisémite». Après tout, Staline a inventé le fameux «qui n'est pas avec moi est contre moi». (...) Vous prouvez par vos analyses que vous êtes plus fin que ce plaidoyer gros sabots en faveur d'un régime qui, au nom du combat anti-Ben Laden, met en prison tout ce qui bouge. Le bon démocrate fera réviser la Constitution pour être président à vie... avec un brevet de bonne conduite décerné par L'Express."
J. Kéhayan, Marseille.
Note 4 : autre réaction négative d'un lecteur tunisien
"Moi, le jeune Tunisien assoiffé de bonne presse, dans un pays où la presse est depuis belle lurette ligotée ou aux ordres du «pouvoir autoritaire» du général Ben Ali, je suis sidéré et indigné par votre éditorial... Y faites-vous l'éloge d'un régime que de nombreux Tunisiens amoureux de liberté et de démocratie s'appliquent à combattre depuis des années? Vous donnez à ce régime dur la chance de se dédouaner auprès d'une opinion intérieure lasse des louanges gratuites adressées au chef qu'elle lit dans ses quotidiens. Pourquoi cette perche? Que la propagande a su saisir, surtout ces jours-ci, alors que le général Ben Ali et ses acolytes s'apprêtent à changer la Constitution, qui rétrécit telle une peau de chagrin, d'année en année, au gré des caprices de monsieur le Général, qui ne veut pas quitter le pouvoir. (...) En Tunisie, mon pays, on utilise tout pour légitimer un pouvoir de plus en plus autoritaire, méchant et sanguinaire. Et, en attendant «une véritable assise démocratique», pleure, ô mon pays bien-aimé..."
I. Tounsi (courriel).
Note 5 : Une réaction positive d'un lecteur tunisien dont il serait intéressant de connaître l'avis aujourd'hui...
"Je voudrais vous dire un grand bravo. En faisant amende honorable, vous reconnaissez les torts qui ont pu être faits à la Tunisie - objet depuis plusieurs années de critiques acerbes - quant à son modèle politique. Les railleries émises par la presse ont fini par donner de la Tunisie une image de bagne et de purgatoire. Les journaux, ainsi que certains commentateurs politiques, même s'ils concèdent quelques épithètes flatteuses sur sa réussite économique, n'ont pas hésité à disserter sur les manquements graves et répétés aux droits de l'homme et à la démocratie qu'ils ont pu «observer» en Tunisie. (...) Je suis persuadé que la Tunisie souffre d'un déficit d'image, qu'il convient de redresser au plus vite, et je prétends que le pays du Jasmin, bien que gouverné par un président qui ne fait aucune concession aux intégristes, n'en est pas moins un pays démocratique dans les faits. Je ne doute pas qu'à la faveur des événements tragiques du 11 septembre dernier beaucoup de censeurs soient en train de changer d'avis sur la Tunisie, et ce pays qu'on se plaît à leur présenter comme «liberticide» est en réalité un pays qui construit à son rythme une démocratie à l'abri des soubresauts. Certes, en matière de démocratie, il reste toujours des choses à faire. La démocratie est, par définition, un exercice inachevé, difficile et de longue haleine. A vouloir aller trop vite, on finit par aboutir à l'effet inverse du but escompté; les exemples des pays limitrophes de la Tunisie et d'autres dans le monde sont là pour le rappeler cruellement. La démocratie ne se décrète pas, elle ne se mime point, vérité en deçà, erreur au-delà. Il n'y a pas si longtemps, des pays comme l'Espagne ou le Portugal ne constituaient nullement un modèle pour l'exercice des droits de l'homme ou de la démocratie. Il a fallu à la France, elle-même, quatre révolutions et cinq républiques pour accoucher d'une démocratie pluraliste. Et on voudrait que Ben Ali y arrive du premier coup! Alors Ben Ali contre Ben Laden, oui, et pourquoi pas! S'il est un enseignement qu'il faut tirer des événements du mois de septembre 2001, c'est qu'on ne peut pas pactiser avec les tenants de la pensée unique, fut-elle religieuse, car ce sont les ennemis de la démocratie. Pour unique qu'elle soit, votre position n'en est pas moins appréciable."
F. Ajabi, avocat, Paris.
Note 6 : La réponse de l'Express par Denis Jeambar. On appréciera à leur juste valeur les dernières lignes
" La démocratie a toujours été le fruit d'un processus historique lent et long. Nous sommes tous impatients de la voir s'épanouir à travers le monde, mais, à vouloir aller trop vite, on compromet parfois ses progrès. Nous n'avons pas prononcé un plaidoyer en faveur du président Ben Ali, en Tunisie, comme le suggèrent quelques lecteurs. Nous avons même souligné le caractère autoritaire de ce régime. Reste que la Tunisie est le pays le plus avancé du monde arabe sur le chemin de la démocratie. Elle n'y fleurit pas encore, mais elle s'imposera d'elle-même avec le temps, car tous les germes s'y développent désormais."
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