11avril 2012
Peu sûres d’elles-mêmes, les élites françaises n’en finissent pas d’alimenter un complexe d’infériorité qui les empêche d’accueillir avec un simple haussement d’épaules, les délires obsessionnels du magazine britannique The Economist.
Un golfeur français le 18 décembre 2012. REUTERS/Sukree Sukplang
L'AUTEUR
A défaut de faire vendre, l’une des récentes unes de The Economist a beaucoup fait jaser en France. Reprenant le fameux tableau du «déjeuner sur l’herbe» de Manet, l’hebdomadaire britannique a mis en scène François Hollande et Nicolas Sarkozy se disputant, avec courtoisie, les faveurs d’une femme dénudée (comprendre la France). Et pour bien enfoncer le clou, la couverture a pour titre «France in denial», c'est-à-dire la France dans le déni, et pour sous-titre «l’élection la plus frivole du monde occidental».
La teneur du message est à la fois évidente et habituelle. Pour The Economist, la France va mal mais sa classe politique, inconsciente du danger, ne veut pas s’attaquer de front aux problèmes structurels qui minent son économie.
Fidèle au dogme libéral, l’hebdomadaire de la City reproche à la France des impôts trop élevés, des dépenses sociales trop élevées, une présence trop importante de l’Etat dans l’économie, un modèle social trop coûteux, une rigidité trop importante du marché de l’emploi (comprendre, de trop grosses difficultés pour licencier…),… Bref, il ne s’agissait ni plus ni moins que du discours récurrent de The Economistqui, de manière régulière aime bien cogner sur la France même si nombre de ses journalistes aiment à y passer leurs vacances quand ils ne possèdent pas des maisons en Provence.
A gauche, on a insisté sur le fait que l’expérience internationale revendiquée par Nicolas Sarkozy ne semblait guère être prise au sérieux par cette référence incontournable que serait The Economist. Dans de nombreuses émissions de radio et de télévision, des experts (français) ont pris appui sur le «France in denial» pour déplorer «le retard dans les réformes structurelles, le poids étouffant des syndicats et l’archaïsme des lois sociales».
Exception faite de quelques confrères, nombreux ont été les journalistes qui ont repris à leur compte ce réquisitoire sans même chercher à le mettre en perspective ni à en démonter les mécanismes.
Au milieu des années 1990, il a aussi fustigé les efforts de la Malaisie qui cherchait à sortir de la crise sans boire les potions amères du Fonds monétaire international (FMI) – ce qu’elle est arrivée à faire sans que The Economist ne fasse d’ailleurs son mea culpa. Pas de mea culpa non plus concernant l’Argentine dont l’économie est étincelante aujourd’hui alors que l’hebdomadaire prédisait le pire à ses dirigeants coupables, selon lui, de refuser les plans du FMI et, plus grave encore, d’avoir décidé de se passer de ses services (l’Argentine a remboursé tout ce qu’elle devait au FMI empêchant ainsi ce dernier d’avoir un droit de regard sur sa politique économique).
On ne s’étonnera pas non plus d’apprendre que ce journal penche plutôt vers une diminution de l’aide à destination de l’Afrique. Une diminution qu’il juge nécessaire pour que le Continent se prenne seul en main.
Enfin, on apprendra sans surprise que pour The Economist, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced) est un dangereux repère de gauchiste et de tiers-mondiste. Quant à l’Indice sur le développement humain publié par le Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud), il ne faut surtout pas l’évoquer alors que, dans bien des cas, il peut servir à équilibrer les jugements dithyrambiques à propos de pays qui affichent des taux de croissance importants (à l’image de l’Egypte avant la révolution).
Pour résumer les choses, The Economist est le genre de publication que le sort tragique des passagers de troisième classe du Titanic ne scandalise guère car cela répond bien à sa vision du monde. Un monde où il serait normal que 10% de la population contrôle 90% des richesses de la planète.
Un monde d’inégalités et d’injustice sociale où seule la charité peut venir en aide aux plus faibles et certainement pas l’Etat et ses recettes fiscales. Un monde laminé par la crise économique et financière mais où les disciples et adeptes de Milton Friedman continuent de jouer aux fiers à bras.
Je n’hésiterai donc pas à parler de complexe d’infériorité (ce qui explique l’impact du numéro sur le «déni français»). D’où vient ce complexe des élites françaises qui, de façon générale, concerne le monde anglo-saxon? Je ne saurai apporter toutes les réponses à cette question mais il en est une qui est rarement évoquée. Elle me vient d’un ingénieur aéronautique français, aujourd’hui à la retraite, qui a beaucoup travaillé aux Etats-Unis.
Pour lui, l’explication à ce complexe remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale, période où a commencé sa carrière.
Il fut un temps où une course de vitesse existait entre nombre de consultants et d’universitaires français pour être le premier à repérer la dernière théorie managériale en vogue aux Etats-Unis afin d’en être le chantre incontournable en France.
Ce type de comportement existe encore et concerne d’autres secteurs tels que la télévision. On ne comprend à la manière dont fonctionnent les chaînes françaises d’information en continu si l’on ne sait pas qu’elles sont des copies, certes parfois améliorées, de leurs homologues étatsuniennes.
En Afrique, il est de bon ton de critiquer l’influence persistante des anciennes puissances coloniales, y compris dans le secteur de la culture ou des idées. Il est donc étonnant, voire amusant, de réaliser que la France vit une situation comparable. Peu sûres d’elles-mêmes, ses élites n’en finissent pas d’alimenter un complexe d’infériorité qui les empêche d’accueillir avec un simple haussement d’épaules, les délires obsessionnels de The Economist.
Akram Belkaïd
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La teneur du message est à la fois évidente et habituelle. Pour The Economist, la France va mal mais sa classe politique, inconsciente du danger, ne veut pas s’attaquer de front aux problèmes structurels qui minent son économie.
Fidèle au dogme libéral, l’hebdomadaire de la City reproche à la France des impôts trop élevés, des dépenses sociales trop élevées, une présence trop importante de l’Etat dans l’économie, un modèle social trop coûteux, une rigidité trop importante du marché de l’emploi (comprendre, de trop grosses difficultés pour licencier…),… Bref, il ne s’agissait ni plus ni moins que du discours récurrent de The Economistqui, de manière régulière aime bien cogner sur la France même si nombre de ses journalistes aiment à y passer leurs vacances quand ils ne possèdent pas des maisons en Provence.
Emoi dans la classe politique française
Comme c’est souvent le cas, cette saillie journalistique a provoqué l’émoi dans la classe politique française. Chaque camp a essayé d’y trouver les arguments pour décrédibiliser l’adversaire. A droite, on a insisté sur le fait que le programme de Hollande, notamment en matière fiscale, était cloué au pilori par The Economist.A gauche, on a insisté sur le fait que l’expérience internationale revendiquée par Nicolas Sarkozy ne semblait guère être prise au sérieux par cette référence incontournable que serait The Economist. Dans de nombreuses émissions de radio et de télévision, des experts (français) ont pris appui sur le «France in denial» pour déplorer «le retard dans les réformes structurelles, le poids étouffant des syndicats et l’archaïsme des lois sociales».
Exception faite de quelques confrères, nombreux ont été les journalistes qui ont repris à leur compte ce réquisitoire sans même chercher à le mettre en perspective ni à en démonter les mécanismes.
Pravda du Capital?
Il faut donc saluer l’éditorialiste Laurent Joffrin qui, dans Le Nouvel Observateur du 5 avril remet les pendules à l’heure. Extrait:«‘The Economist’, contrairement à ce que beaucoup de Français pensent, n’a rien d’un journal impartial. Fondé au XIX° siècle pour soutenir par tout moyen le libre-échangisme et l’économie de marché, il défend les thèses les plus libérales avec une rigidité exemplaire. Quels que soient l’année, la saison ou le siècle, ‘The Economist’,perroquet journalistique soutiendra qu’il faut diminuer les impôts, alléger les règlements, réduire le rôle de l’Etat, faire reculer les funestes idées d’égalité ou de justice. Et surtout oublier Keynes et tous les socialisants de la terre ».Et Laurent Joffrin de qualifier The Economist de «Pravda du Capital». Une Pravda qui a tout de même été incapable de voir venir la crise financière de 2008. C’est dire…
Fustigé les efforts de la Malaisie
Mais il n’y a pas que cela. Le journaliste du Nouvel Observateur aurait pu rappeler que The Economist a longtemps nié le réchauffement climatique et pourfendu à coup de dossiers et d’éditoriaux rageurs les défenseurs d’une économie plus verte et de la mise en place d’une transition énergétique.Au milieu des années 1990, il a aussi fustigé les efforts de la Malaisie qui cherchait à sortir de la crise sans boire les potions amères du Fonds monétaire international (FMI) – ce qu’elle est arrivée à faire sans que The Economist ne fasse d’ailleurs son mea culpa. Pas de mea culpa non plus concernant l’Argentine dont l’économie est étincelante aujourd’hui alors que l’hebdomadaire prédisait le pire à ses dirigeants coupables, selon lui, de refuser les plans du FMI et, plus grave encore, d’avoir décidé de se passer de ses services (l’Argentine a remboursé tout ce qu’elle devait au FMI empêchant ainsi ce dernier d’avoir un droit de regard sur sa politique économique).
On ne s’étonnera pas non plus d’apprendre que ce journal penche plutôt vers une diminution de l’aide à destination de l’Afrique. Une diminution qu’il juge nécessaire pour que le Continent se prenne seul en main.
Aligné sans nuance sur les thèses néoconservatrices
Dans un autre ordre d’idée, The Economist s’est aligné sans nuance sur les thèses néoconservatrices à propos de l’Irak en soutenant l’intervention américaine de 2003 et en assurant à ses lecteurs que l’existence d’armes de destruction massive était certaine.Enfin, on apprendra sans surprise que pour The Economist, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced) est un dangereux repère de gauchiste et de tiers-mondiste. Quant à l’Indice sur le développement humain publié par le Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud), il ne faut surtout pas l’évoquer alors que, dans bien des cas, il peut servir à équilibrer les jugements dithyrambiques à propos de pays qui affichent des taux de croissance importants (à l’image de l’Egypte avant la révolution).
Pour résumer les choses, The Economist est le genre de publication que le sort tragique des passagers de troisième classe du Titanic ne scandalise guère car cela répond bien à sa vision du monde. Un monde où il serait normal que 10% de la population contrôle 90% des richesses de la planète.
Un monde d’inégalités et d’injustice sociale où seule la charité peut venir en aide aux plus faibles et certainement pas l’Etat et ses recettes fiscales. Un monde laminé par la crise économique et financière mais où les disciples et adeptes de Milton Friedman continuent de jouer aux fiers à bras.
Code nécessaire dans les milieux journalistiques français
Journaliste économique et financier, je me suis astreint durant de longues années à lire The Economist. Sans enthousiasme aucun (rien à voir avec le BusinessWeek de la grande époque). Mais j’ai très vite compris que sa lecture proclamée était un code nécessaire, un passage obligé dans les milieux journalistiques français autant que chez les élites économiques ou politiques.Je n’hésiterai donc pas à parler de complexe d’infériorité (ce qui explique l’impact du numéro sur le «déni français»). D’où vient ce complexe des élites françaises qui, de façon générale, concerne le monde anglo-saxon? Je ne saurai apporter toutes les réponses à cette question mais il en est une qui est rarement évoquée. Elle me vient d’un ingénieur aéronautique français, aujourd’hui à la retraite, qui a beaucoup travaillé aux Etats-Unis.
Pour lui, l’explication à ce complexe remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale, période où a commencé sa carrière.
«A l’époque, les Français se considéraient comme faisant partie des vainqueurs du conflit mais, dans leur attitude, les alliés américains et anglais, ont su instiller le doute. Il y avait des remarques, des regards entendus. La mise en place du plan Marshall a renforcé cette ambivalence. Des milliers de cadres français sont allés aux Etats-Unis pour apprendre les nouvelles méthodes de gestion. Ils en sont revenus impressionnés et donc un peu complexés».Depuis, les choses ont certes changé. La France s’est reconstruite, avec ses propres atouts et compétences. Mais l’aura du monde anglo-saxon demeure. Il suffit de voir combien d’hommes politiques français, le président Nicolas Sarkozy en tête, ont honte d’avouer qu’ils ne parlent pas l’anglais.
Délires obsessionnels de The Economist
Il suffit aussi de se rendre compte à quel point le monde anglo-saxon, Etats-Unis en tête, est omniprésent dans des secteurs tels que l’économie, la finance ou le management. Dans ce dernier cas, nombre d’ouvrages publiés en France par des éditions spécialisées ne sont rien d’autre que des traductions ou des adaptations de livres déjà diffusés outre-manche ou Outre-Atlantique.Il fut un temps où une course de vitesse existait entre nombre de consultants et d’universitaires français pour être le premier à repérer la dernière théorie managériale en vogue aux Etats-Unis afin d’en être le chantre incontournable en France.
Ce type de comportement existe encore et concerne d’autres secteurs tels que la télévision. On ne comprend à la manière dont fonctionnent les chaînes françaises d’information en continu si l’on ne sait pas qu’elles sont des copies, certes parfois améliorées, de leurs homologues étatsuniennes.
En Afrique, il est de bon ton de critiquer l’influence persistante des anciennes puissances coloniales, y compris dans le secteur de la culture ou des idées. Il est donc étonnant, voire amusant, de réaliser que la France vit une situation comparable. Peu sûres d’elles-mêmes, ses élites n’en finissent pas d’alimenter un complexe d’infériorité qui les empêche d’accueillir avec un simple haussement d’épaules, les délires obsessionnels de The Economist.
Akram Belkaïd
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