04 avril 2012
Cent jours après l’installation d’un gouvernement contrôlé par le parti islamiste Ennahda, la Tunisie s’interroge avec angoisse sur son avenir.
Un député tunisien à l'Assemblée constituante le 30 mars 2012. AFP/FETHI BELAID
Plus d’un an après la chute du régime de Ben Ali et quelque cent jours après l’installation d’un gouvernement largement contrôlé par le parti Ennahda, lui-même majoritaire à l’Assemblée constituante élue en octobre 2011, la Tunisies’interroge avec angoisse sur son avenir. Dans un contexte, il faut le préciser, des plus tendus et marqué par l’activisme grandissant des mouvements salafistes.
Qu’ils soient membres du parti non-autorisé Hizb et-Tahrir (Libération) ou d’autres groupuscules et associations pas toujours clairement identifiés, ces radicaux islamistes tiennent le haut du pavé et ne cessent de faire la une de l’actualité.
Les exemples sont légion: occupation de la faculté des Lettres de La Manouba pour revendiquer l’autorisation du port du niqab en classe, manifestations violentes contre l’organisation d’événements artistiques et culturels jugés impies, menaces de mort à l’encontre d’hommes de lettres ou de membres de la société civile partisans d’un Etat civil, saccage et incendie d’un commissariat, les salafistes semblent être partout.
«Leur nombre n’est pas important mais la fin du régime policier leur a donné des ailes. Il fut un temps où ils rasaient les murs et urinaient dans leur pantalon à la vision du moindre képi. Aujourd’hui, ils relèvent la tête et considèrent que la Tunisie leur appartient. On n’a pas fait la révolution pour ça», confie avec amertume un journaliste du quotidien La Presse.
Les salafistes font parler d'eux
Comme nombre de ses compatriotes, ce dernier a été choqué par trois événements récents qui lui font craindre le pire. Il y a d’abord «l’affaire du drapeau» où un militant salafiste a arraché le drapeau tunisien pour le remplacer par un étendard noir (emblème du salafisme) afin de protester, là-encore, contre l’interdiction du niqab dans les cours de l’université de La Manouba.
Un geste destiné aussi à rappeler que les salafistes réfutent l’idée d’Etat-nation et qu’ils considèrent l’actuel drapeau tunisien comme une bid’â, une innovation blâmable.
Ensuite, il y a cet accrochage qui a opposé, en février dernier et dans la région de Sfax, un groupe armé aux forces de l’ordre tunisiennes. Constitué par de jeunes salafistes, ce groupe avait acheté des armes en Libye et se serait préparé à passer à l’action contre des objectifs civils mais aussi militaires en Tunisie.
Enfin, il y a cet appel au meurtre lancé par un prédicateur contre Béji Caïd Essebsi (BCE), l’ancien Premier ministre du gouvernement de transition. Autant d’événements qui témoignent d’un pourrissement du climat politique mais aussi sécuritaire.
«C’est la face cachée de l’iceberg. Le plus important, c’est le quotidien. Ce sont des hommes qui importunent des femmes parce qu’elles ne sont pas voilées. Ce sont des libraires qui hésitent à deux fois avant de placer en vitrine un livre qui pourrait déplaire aux islamistes. C’est l’autocensure pratiquée par les télévisions qu’elles soient publiques ou privées. C’est le retour au pays d’individus louches qui sont passés par les madrassas au Pakistan ou qui ont été endoctrinés par le wahhabisme saoudien et qui se lancent dans la prédication prosélyte sans que personne ne leur demande des comptes. Les salafistes ont installé une ambiance générale d’autant plus exécrable qu’ils peuvent compter sur la mansuétude d’Ennahda», s’indigne une militante du parti Ettajdid (extrême-gauche).
Ennahda souffle le chaud et le froid
Du côté d’Ennahda, on affecte de prendre ses responsabilités de gouvernant. Consciente que leur base électorale est aussi constituée de salafistes, la direction du parti souffle toutefois le chaud et le froid à leur encontre.
Ainsi, le ministre de l’Intérieur Ali Larayedh, n’écarte pas le risque d’affrontement avec des groupes qui refuseraient de se plier à la loi. Mais, dans le même temps, Rached Ghannouchi, l’autorité morale d’Ennahda, affirme régulièrement que les salafistes lui rappellent sa jeunesse lorsqu’il s’opposait aux régimes de Bourguiba puis de Ben Ali.
De fait, et malgré les promesses de Larayedh de faire respecter la loi, rares ont été les arrestations de salafistes auteurs d’incidents, de prêches incendiaires ou même de menaces à l’encontre de personnalités laïques. Et c’est cette complaisance qui inquiète une partie de la société tunisienne qui se sent prise en tenaille entre et l’activisme brutal des salafistes et le travail de sape d’Ennahda.
Obsédé par les agissements des salafistes
Certes, et c’est un point important à signaler, le parti de Ghannouchi a accepté que le préambule de la nouvelle Constitution tunisienne ne fasse pas mention de la Charia ce qui reporte sine die la création d’une République islamique. Une concession majeure qui a divisé l’Etat-major du parti religieux et fait se déchaîner les salafistes les plus radicaux.
Il sera d’ailleurs intéressant de voir comment la cohésion interne d’Ennahda va résister à ce qui, pour une grande partie de sa base, est un honteux renoncement. Mais, dans le même temps, le parti religieux continue de prendre ses aises de propriétaire.
Alors que l’opinion publique tunisienne reste obsédée par les agissements des salafistes, —obsession qui confine parfois à l’hystérie— Ennahda prend petit à petit possession des rouages de l’Etat et de son administration. Nombre de dirigeants d’institutions étatiques, dont les organismes chargés des statistiques mais aussi des gouverneurs (l’équivalent des préfets de région) ont ainsi été limogés pour être remplacés par des cadres «nahdaouis». Une dérive qui a poussé de nombreux élus de l’opposition à protester et à exiger le respect du principe de neutralité de l’administration.
«On peut s’indigner et s’inquiéter des actions salafistes mais la mise en cause de la neutralité de l’administration, notamment le corps des hauts-fonctionnaires, me semble plus dangereuse pour la Tunisie. Cette administration a su garder le cap des intérêts du pays y compris face aux appétits du clan Ben Ali-Trabelsi. Il ne faudrait pas que cet acquis bâti sur plusieurs décennies de dévouement à la Tunisie soit cassé par la volonté hégémonique d’Ennahda», avertit un homme d’affaires tunisois.
Akram Belkaïd
_
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire