Le Quotidien d'Oran, jeudi 27 septembre 2012
Akram Belkaïd, Paris
Il y a des moments où l’histoire et son legs pesant s’effacent comme par enchantement devant l’humain et les émotions qu’il peut ressentir. Le présent chroniqueur a pu s’en rendre compte à maintes reprises lors d’un périple algérien de dix jours en compagnie d’une centaine de lecteurs de l’hebdomadaire français La Vie. Venus des quatre coins de l’Hexagone (mais aussi de Suisse), il s’agissait pour certains de revenir sur leur terre natale, oubliée depuis au moins cinq décennies et enfouie dans les coffres-forts de la mémoire avec leurs souvenirs, bons et mauvais. Pour d’autres, c’était l’occasion de revoir les lieux d’un service miliaire passé à « pacifier » ce qui était alors une partie intégrante du territoire français. Pour tous, ou presque, ce voyage a été une manière de mettre fin à un refoulement qui n’avait que trop duré. Une possibilité de chasser enfin les cauchemars du passé et de se confronter à un peuple dont nombre de Français ignorent encore qu’il a pardonné depuis bien longtemps même s’il n’a rien oublié.
Et puis, il y avait celles et ceux qui n’ont jamais mis les pieds en Algérie mais qui s’y sont rendus pour comprendre. Un voyage pour découvrir comment cette terre a évolué depuis ces époques successives où elle faisait la une des médias. Car tel semble être le sort de l’Algérie. On parle de ses embrasements puis elle redevient anonyme le temps d’une accalmie plus ou moins longue. Il y a eu les années cinquante, celles de la Guerre d’indépendance ou d’Algérie, selon l’endroit d’où on en parle. Virent les années quatre-vingt dix, celles de la Guerre civile ou, comme on le dit souvent, de la « décennie noire ». Que d’articles, que d’écrits et de dits. Et, à chaque fois, est venu ensuite un silence peuplé de fantômes.
Il ne faut pas se le cacher, pour nombre de ces voyageurs, venir en Algérie a relevé de l’acte courageux. Les obstacles à franchir étaient nombreux : la mémoire tourmentée, la blessure cachée, la douleur personnelle ou transmise, sciemment ou non, par la mère pied-noire de Constantine ou le père d’Oran ; mais aussi l’image extérieure, calamiteuse et les mises en garde affolée des entourages contre un tel déplacement. Et pourtant… Hebdomadaire catholique, de sensibilité clairement à gauche, La Vie pensait réunir quelques dizaines de personnes. Au total, elles ont été deux cent (quatre cents autres n’ayant pu obtenir de place !). Voilà qui confirme qu’il y a encore un « besoin » d’Algérie en France. Qu’une histoire, certes non officielle, a continué de se faufiler entre les chicanes des reproches bilatéraux et des surenchères politiciennes. Il ne faut pas se tromper. Résumer ce voyage à de la nostalgie (à de la nost-Algérie), serait une erreur. C’est bien plus important que cela. C’est un lien physique qui se (re)noue.
Que dire de ces dix jours sans trahir les confidences et les sanglots des uns, les regrets et les espoirs des autres ? Et bien d’abord, que l’accueil chaleureux et tranquille des Algériens restera à jamais gravé dans la mémoire de ces visiteurs. Bras ouverts et mots simples pour souhaiter la bienvenue, pour dire à quel point la présence de l’Autre dans nos rues signifie que les temps de folies appartiennent au passé. A Oran, comme à Alger, dans les ruelles de la Casbah comme dans celles de Cherchell ou de Tlemcen, rue Didouche Mourad ou dans les allées du Jardin d’essai, partout, des gestes d’amitié, de partage et de fraternité. Pas d’hostilité, pas d’agressivité alors même que le monde musulman s’embrasait à cause d’un film minable et de caricatures imbéciles pour ne pas dire criminelles.
Ah, ces discussions improvisées avec des passants curieux de voir autant de « rwamas » déambuler dans leur ville. La politique française, Sarkozy, Hollande, la Guerre d’Algérie mais aussi les histoires algériennes, les 200 milliards de dollars de réserves de change, le système politique et ses secrets d’alcôves, la colère contre nos dirigeants quels qu’ils soient, le chômage et la désespérance des jeunes, l’insécurité dans les villes et leurs faubourgs lépreux où sévissent des gredins armés de sabres. Là aussi, grande surprise des visiteurs, notamment pour celles et ceux habitués au mutisme craintif des voisins maghrébins. Quand il rencontre des Français venus comprendre son pays, l’Algérien, jeune ou vieux, ne se prive pas de dire ce qu’il pense à voix haute et même le chroniqueur en a été parfois sidéré. Ces voyageurs venus à la rencontre du peuple algérien n’auront pas été promenés dans des villages Potemkine, loin de là…
Il y a eu aussi des moments de grande intensité comme celui de la visite du monastère de Tibhirine. Instants de recueillements mais aussi d’explications à propos d’une Eglise d’Algérie qui a décidé de rester aux côtés des Algériens durant les temps difficiles. Une Eglise qui refuse que ce qu’elle a subi soit différencié de ce que ces mêmes Algériens ont vécu et, encore moins, que cela soit instrumentalisé pour mettre en accusation l’islam.
Hasan al-‘Atar, érudit musulman du dix-neuvième siècle a écrit un jour que le voyage « est le miroir des merveilles et la balance des expériences ». C’est aussi le meilleur moyen de découvrir l’Autre et de balayer les préventions réciproques. Bien sûr, tout n’est pas rose dans un monde en vert et des divergences demeureront encore à propos, entre autre, de la période coloniale, de la position d’Albert Camus, du sort des harkis ou de la signification actuelle du port du hidjab. Il n’empêche : en septembre 2012, deux cent voyageurs français ont compris que les Algériens sont passés à autre chose et qu’ils n’ont pas attendu la signature d’un traité d’amitié pour le faire. Rentrés chez eux, ils témoigneront d’une réalité bien différente de celle décrite par les tenants du choc des civilisations. Et c’est là le plus important. Pour l’Algérie comme pour la France.
P.S : Cette chronique est dédiée à la mémoire d’Anne-Sylvie Dat, née en Algérie il y a près de cinquante ans et qui vient de quitter ce monde. Fin décembre 1981, lors de l’un de ses séjours algérois (elle vivait en France depuis l’âge de deux ans) nous avions arpenté ensemble les ruelles de la Casbah puis les sentiers ombragés du centre familial de Ben Aknoun. Nous avions parlé du chagrin que le départ d’Algérie peut engendrer - y compris à l’âge de la première enfance-, de la nécessité de tourner la page et d’aller de l’avant pour se bâtir une vie dans un autre pays, celui qui devient le votre sans jamais faire oublier la terre natale. C’était la première fois que je réalisais concrètement que l’indépendance, celle dont nous célébrons (hélas, avec timidité et un peu trop d’amertume) le cinquantième anniversaire, pouvait être, pour d’autres, synonyme de blessure, fut-elle cicatrisée.
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