Le Quotidien d’Oran, jeudi 8 avril 2016
Akram Belkaïd, Paris
Il est des occasions, tristes ou heureuses, qui
réunissent parfois celles et ceux qui ne se voient plus guère. Celle dont il
est question est des plus tristes. Elle amène des hommes et des femmes dans un
petit cimetière verdoyant à flanc de colline, dans les environs
lointains de Paris, à l’entrée d’un village de l’Essonne. La triste nouvelle a
été relayée par les uns et les autres. Appels, messages, réseaux sociaux et,
bien sûr, téléphone arabe en Ile de France. On se retrouve entre parents, amis,
cousins et cousines, oncles, nièces et neveux, belles-sœurs. L’épouse du défunt
est présente avec ses fils, leurs compagnes et leurs enfants, ces relais de
vie.
La cérémonie de l’adieu est sobre. Dans quelques jours,
dans quelques semaines, on retiendra encore ce moment à la fois intense et
apaisant. Portées par le silence environnant, accompagnées par la pluie qui ne
cesse de tomber depuis le petit matin, les paroles de la chanson Ya Dzaïr (Ô Alger) de Dahmane El Harachi
prennent à la poitrine et les larmes qui coulent se confondent alors avec l’eau
du ciel. « Au cœur d’Alger, une rose
à la boutonnière, ô blanche, ô ville de Sidi Abderrahmane ». Le
défunt, fils de Ténès, et si l’on préfère ou si l’on y tient, du vieux-Ténès,
était aussi un enfant de la capitale dont il portait le prénom du saint-patron.
Quelques jours plus tôt, lorsque fut annoncé son départ,
issue qui ne faisait guère plus de doute au terme d’un long, très long combat
mené avec courage, des souvenirs soudains ont afflué. Des souvenirs premiers,
c'est-à-dire de ceux qui font leur apparition la première fois ou, en tous les
cas, que l’on n’a pas eu l’occasion de ressasser voire de partager dans ces longues
veillées où l’on a (un peu) tendance à radoter. Une discussion, il y a très
longtemps, à la fin des années 1970, et, peut-être, la première leçon
d’économie donnée au neveu, alors lycéen. Le travail, le transport et sa
subvention au profit du salarié mais aussi, et surtout, de l’employeur. L’oncle…
Une voix nasillarde, un rire, une lueur ironique dans le regard…
Autre souvenir. Début des années 1980. Quelques semaines
de vacances au pays. Tipaza ou Zéralda, le temps a effacé dans la mémoire le
lieu exact. Disons une plage au bord d’un complexe Pouillon. Un noyé comme il
s’en récolte et s’en sauve par centaines chaque été. La foule qui se masse. Le
gars, bien de chez nous, qui s’improvise maître-nageur (le vrai étant aux
abonnés absents). Le gars, donc, qui empoigne le (mauvais) nageur par les
aisselles et qui crie à la cantonade « n’djariouwah », on va le faire
courir. Colère et indignation du (vrai) médecin de l’hôpital Henri-Dunant,
Paris, seizième arrondissement, métro Exelmans (le bout du monde pour le parent
de passage…). « Mais ça ne va pas ? C’est la dernière chose à
faire ! ». Réponse agressive de l’autre : « Pourquoi ?
Vous êtes médecin ? ». Réponse affirmative qui ne déstabilise guère le
(faux) secouriste : « Peut-être, mais c’est comme ça qu’il faut faire ».
L’Algérie…
Mais revenons à la cérémonie. Une nièce a évoqué quelques
souvenirs de cet intrus soudain qui lui a « volé » sa tante. Un fils
a parlé d’un « super père », très à cheval certes sur les principes,
mais « super père » quand même. Maintenant, c’est le frère du défunt qui
parle. Avec ces mots qui résonneront de manière particulière aux oreilles de
tant de présents. « L’islam tolérant permet à ses fidèles d’être inhumés
partout car la terre de Dieu est vaste. » Né à Ténès, passé, comme nombre
de ses frères et neveux, par le lycée de Ben Aknoun puis par les faculté de
Médecine de Dijon et de Paris, c’est donc à quelques centaines de mètres à vol
d’oiseau de la maison où il a vécu que celui qui est parti repose. Entre
l’Algérie et la France, il y a le faux décor des relations politiques et
politiciennes et puis, il y a la réalité. Ces milliers de destins individuels,
ces passerelles, ces liens emmêlés qui fondent une relation à part quoiqu’en
disent les temps mauvais du moment. Il y a même aussi quelque chose qui est en
train de s’inventer, témoin cette cérémonie dont les femmes ne sauraient être exclues.
Dans la voix émue du frère, il y a ce rappel, ce principe
de vie, cette loi héritée de l’honorable père. « Faire le bien et
l’oublier ». Combien de patients traités ? Combien de malades venus
d’Algérie, personnalités ou simples anonymes pris en charge, aidés, conseillés,
soutenus, secourus ? « Je mets au défi quiconque dira que mon frère
Abderrahmane ne s’est pas occupé de lui » dit encore le frère. Oui, tant
et tant de visites. Ainsi, cette rencontre un jour d’été caniculaire, sur le
trottoir d’une clinique parisienne. Tu travailles ici, maintenant ? Non,
je viens voir le cousin d’un ancien malade qui vient de se faire opérer. Faire
le bien et l’oublier... Faire le bien et l’oublier en sachant que, de toutes
les façons, son auteur sera oublié. L’Algérie des demandes de service, des
appels téléphoniques impromptus et des interventions incessantes perd soudain
la mémoire quand vient l’heure de la retraite pour celui que l’on ne cessait de
solliciter…
La cérémonie se termine. La pluie, bienfait de Dieu, tombe toujours. C’est le moment de la lecture du
Coran avec, entre autres et avant la clôture par La Fatiha, ces versets de la sourate de l’Aube : « Ô toi âme apaisée. Retourne vers ton
Seigneur, satisfaite et agréée. Entre donc parmi Mes serviteurs. Et entre dans
Mon Paradis. »
A la mémoire du Dr
Abderrahmane Belkaïd.
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