Le Quotidien d’Oran, jeudi 2 août 2018
Akram Belkaïd, Paris
Premier tableau. Très bref. Une plage. Un banc de sable. Des
vagues. Des adultes qui jouent au volley-ball dans l’eau. Une mauvaise
réception et le ballon est emporté vers le bord. L’un des joueurs essaie en
vain de le rattraper en hurlant reviens ici ! Rires ou mines effarées sur
le rivage.
Deuxième tableau. Un bus électrique ou plutôt une petite
navette qui circule en boucle entre quelques quartiers parisiens. Une belle
innovation qui sillonne des rues que l’on découvre et qui ont souvent
l’inconvénient d’être très loin des stations de métro. Bref, une navette.
Dehors, la chaleur, le plomb en fusion qui coule. A l’intérieur, une
climatisation qui tient bien le choc. On se dit que le trajet devrait durer
longtemps d’autant que l’on est seul ou presque dans l’engin.
Un arrêt. La dame, legging léopard et claquettes douteuses,
monte avec ses deux enfants. Elle crie, ils braillent. Deux mamies qui veulent
embarquer aussi pestent. Elles ont peur que la porte se referme sur elles. Le
chauffeur se retourne et les rassure. Il demande à la dame et à ses marmots de
faire vite. Pour les vieilles et pour que l’air frais ne s’échappe pas. Je fais
comme je veux, rien ne me presse, répond-elle d’une voix éraillée. Là, on
devine qu’on tient un sujet de chronique.
Deux cent mètres plus loin, la même dame crie pour l’arrêt. Le
chauffeur obéit mais lui fait remarquer qu’elle aurait pu appuyer sur le bouton
dédié à une telle requête. Ça commence à bien faire, lui répond-elle. D’abord,
vous me donnez des ordres quand je monte et là vous me faites des reproches.
C’est parce que je ne vais pas loin, c’est ça ? Le conducteur proteste.
Mais pas du tout ! Vous montez où vous voulez et vous descendez où vous le
souhaitez. C’est juste qu’il faut appuyer sur le bouton.
Pendant ce temps-là, la porte reste ouverte. La chaleur
s’engouffre comme une foule d’Algériens à l’ouverture d’un souk-el-fellah
(supermarché étatique) à l’époque des pénuries. La dame continue de parler,
tenant fermement ses gamins pour qu’ils ne s’échappent pas sur le trottoir
incandescent. Elle a un pied sur la marche. La climatisation n’est presque plus
qu’un souvenir agréable. Personne, reprend-elle, n’a le droit de m’obliger de
faire deux cent mètres sous ce soleil avec ces enfants qui n’ont même pas pu
partir en colonie de vacances. Je suis allée à la mairie, vous savez ce qu’ils
m’ont dit…
Le chauffeur soupire. Descendez, s’il vous plaît, je dois
continuer mon service. Mais la dame ne l’entend pas de cette oreille. Pourquoi
tu m’chipes ? gronde-t-elle. On vous apprend ça, à la Ratp ? Tchiper
les usagers ? Ici, il nous faut introduire une explication, notamment pour
le lecteur algérien. Tchiper, dans ce contexte, ce n’est pas rechercher la
tchipa, autrement dit le pot-de-vin. C’est faire un bruit de succion, langue
plaquée vers l’arrière, un peu à la manière de celui crache son jus de chique.
Dans le code socio-urbain hexagonal, un tel bruit sert à marquer la
désapprobation et le plus souverain des mépris.
Le conducteur s’enflamme. Mais j’t’ai pas tchipée ! C’est
quoi, ces accusations ? Tu as décidé de me pourrir ma journée, c’est
ça ? Il se lève. Non, il bondit de son siège. L’autre crie de plus belle.
On s’interpose. Il est costaud et très énervé. On manque de tomber et lui avec.
Lutte algéro-antillaise dans un four. Derrière, les voitures à l’arrêt
klaxonnent. On arrive à le retenir mais il ne cesse de menacer l’autre qui a
fini par détaler. Reviens-ici, crie-t-il. Reviens ici, tu vas voir comment je
vais t’agrafer au mur ! La scène s’achève. Inondé par la sueur, on décide
de faire le reste du trajet à pied plutôt que de s’exposer à l’air froid qui a
repris ses droits.
Tableau trois. Orly-sud. La station de taxi, à quelques
dizaines de mètres des arrivées en provenance de notre sud. Il fait nuit, l’air
est moite. Un chauffeur nous interpelle. Alors, vous venez ou pas ? On est
un peu surpris car, une minute auparavant, il nous a bien semblé qu’il
chargeait la valise d’un client, une sorte de hipster malingre. Or, celui-ci se
tient de côté. Il proteste. Je me plaindrai. Vous n’avez pas le droit de faire
ça. L’autre, accent de Toulouse qui le trahit toujours, lui rétorque que c’est
« son » taxi, « sa » voiture », « sa »
licence et que personne ne peut l’obliger à prendre un client dont la tête, et
la destination, ne lui reviennent pas. Une dispute classique.
Le chauffeur n’en dit pas plus et nous aide à charger nos
sacs alourdis par les boîtes de thon, les foutas, les gâteaux de Madame Zarrouk
et quelques kilogrammes de dattes. On le remercie en pensant à ses filous d’homologues
tunisiens qui, dans les mêmes circonstances, restent assis à leur volant (et
s’indignent ensuite quand on leur refuse le pourboire…). Mais voici notre homme
qui hurle. Tu ne me filmes pas ! Je vais te casser ton appareil ! L’ordre
et la menace sont adressés au hipster qui a sorti son téléphone pour filmer
celui qui lui a refusé ses services. Le ton monte. D’autres taxieurs
s’approchent. Je n’ai pas filmé, jure le gringalet qui n’en mène pas large. J’ai
juste pris une photo pour le courrier que j’enverrai à la préfecture.
Les menaces fusent. Quelqu’un parle de lui arracher
l’appareil et de tout effacer. Le voici qui détale, le chauffeur à ses trousses
et qui crie reviens ici, reviens ici ! Un film. Les deux hommes cavalent
sur le trottoir et rentrent même dans l’aérogare. Puis le taxieur revient,
l’air satisfait. Tu as bien fait, lui crie un collègue. Faut pas se laisser
faire. Excuses présentées à celui qui a patienté pendant tout ce temps, c’est-à-dire
mézigue, le taxi démarre enfin. On se retourne et on voit le hipster qui filme
avec son téléphone. Le chauffeur ne l’a pas vu dans le rétroviseur. On ne dit
rien, demandant juste que la climatisation soit baissée.
Addenda : Cela
reste à confirmer mais il se dit qu’à Orly-Ouest, en zone sous-douane, un
rapeur en a coursé un autre en hurlant, lui aussi, reviens ici (gros) !
reviens ici !
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