Le Quotidien d'Oran, jeudi 9 août 2018
Akram Belkaïd, Paris
Inscris…
Note, écris ou enregistre. D’abord, la date. 9 août 2008.
Ensuite, le lieu. Quelque part entre Ramallah et Bethléem. Note donc, écris ou
enregistre qu’il y a dix ans, presque jour pour jour, disparaissait le Poète.
Un adieu définitif aux roses de Galilée. Il est parti laissant les siens
orphelins. Son peuple encagé, brimé, sans cesse violenté. Abandonné. Dix ans… Depuis,
rien n’a changé ou, plus exactement, rien ne s’est amélioré. Tout a empiré. Qu’écrirait-il
s’il vivait encore ? Quels cris de colère laisserait-il échapper ? Gaza
assiégée et dévastée tant de fois, les miradors et les barbelés d’Hébron, les
terres confisquées, le mur de béton qui divise les champs et empêche les
récoltes, les oliviers brûlés, les incursions de nuit, les hauts parleurs qui
crachent des mises en garde et des insultes en arabe, les enfants des camps aux
rotules pulvérisées par les snipers, les brutes obscènes venues de Moldavie, les
réfugiés qui ne cessent d’attendre et cette patrie qui reste interdite,
toujours et encore.
Dix ans…
L’enfant d’Al-Birwah est parti mais le son de ses vers porte
encore. N’en déplaise aux chiens.
Inscris, note, écris ou enregistre. Il repose dans une
colline de Ramallah, cette fausse capitale où pullulent les parvenus et les dévots
zélés de la collaboration, pardon, de la coopération sécuritaire. Un musée lui
est dédié. L’endroit est calme, loin de tout tumulte. Il y a des arbres et un
vent frais venu de l’ouest qui fait trembler leurs feuillages. Un conseil,
l’ami. Ce musée, il faut se dépêcher de le visiter. Il le faut car, inscris,
note, écris ou enregistre, les autres
reviendront tôt ou tard avec leurs chars et leurs bulldozers. D’ailleurs, ils
ne sont jamais partis. Ils sont toujours là, pas très loin, prêts à déferler.
Regarde, lève la tête. Chaque avanie, chaque outrage infligé à la nature et au
paysage témoigne de leur présence. Un check-point ici, une colonie là. Revenir.
Ils ne pensent qu’à cela. Revenir, reprendre le contrôle ou, reprendre le peu
de contrôle qui leur échappe à ce jour. Ils reviendront, c’est écrit et ils
chercheront à effacer la mémoire du Poète.
Inscris…
Note, écris ou enregistre. Qui porte la voix des Palestiniens ?
As-tu remarqué ce silence qui s’installe lentement comme un serpent enveloppe
sa proie. Poète, tu nous manques. C’est certain, tu aurais écrit un poème à
propos du keffieh, de l’huile d’olive, du zaatar et du reste. De cette culture
ancestrale que les autres, sans
aucune honte, mais est-ce étonnant, s’approprient, volent et revendiquent. Ils
disent, le houmous, la tahina et la maqlouba sont désormais à nous. Ils ont
toujours été à nous. Certains d’entre-eux imaginent même s’accaparer le
keffieh. Après la terre, les symboles… Non, ne souriez pas, l’affaire est
sérieuse. Seuls le poète, l’écrivain, le cinéaste ou l’artiste peuvent empêcher
ce genre de rapine. Où es-tu Poète ? La Palestine, sa culture, son identité,
ont plus que jamais besoin de toi. Est-ce toi ou un autre qui disait que ton
peuple ne connaîtra pas le sort des Indiens d’Amérique ?
Parlons des plus que soumis…
Il nous faudrait un autre poème. Te souviens-tu de celui de
Nizar Qabbani qui fustigea les « empressés » (« hasteners », le
terme en anglais est encore plus évocateur) qui, ventre à terre et pris d’une
allégeance frénétique, crurent aux bobards d’Oslo ? Où sont les vers qui
évoqueraient ces nouveaux murs de la honte qui s’effondrent ? Qui
répondraient à ces charlatans de la plume qui clament leur passion pour un Etat
désormais officiellement raciste ? Qui fustigeraient ces tyrans arabes lesquels,
tels leurs pères, n’hésitent pas à faire couler le sang de leur peuple et celui
des Palestiniens ? Qui moqueraient ces roitelets de la péninsule pour
lesquels il faudrait inventer un mot plus puissant que soumission ? Ces
roitelets, donc, prêts à soutenir n’importe quel plan « de paix »,
autrement dit de spoliation définitive, en échange d’une vague responsabilité
sur al-Aqsa. Inscris, note, écris ou enregistre que les chiens obéissent toujours
à leurs vrais maîtres et que telle est l’une des plus anciennes lois de la vie.
Inscris…
Note, écris ou enregistre. Oui, la partie semble bien mal
engagée. L’arrogance et l’euphorie des autres
n’ont d’égal que le découragement de tes frères et sœurs, ô Poète. Tu as écrit
un jour que tu appartenais à un peuple qui aime la vie et qui, en retour, ne
récolte que des bombes. C’est si vrai. Mais les mots, les tiens, survivent. Certains
sont calligraphiées sur le mur. Pas plus les brutes en treillis que leurs
auxiliaires n’en comprennent le sens et la portée. Sur cette terre as-tu écrit
Poète : « Sur cette terre, il y
a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la maîtresse de la terre, mère
des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais
Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame. » Il faut y
croire. Il faut continuer à y croire.
Inscris…
Note, écris ou enregistre qu’il est un peuple qui se bat
pour sa dignité et pour le droit de disposer de sa terre. Jour après jour,
année après année, ses oppresseurs se convainquent que l’histoire est terminée.
« Gare ! Gare !
Gare à ma fureur ! » a écrit un jour le Poète. Rien n’est
joué, Poète. Rien n’est perdu.
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Autre chronique à lire ou à relire : Pour Mahmoud Darwich
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