Le Quotidien d'Oran, jeudi 26 juillet 2018
Akram Belkaïd, Paris
Mi-juillet, sur un grand boulevard parisien où la
circulation très dense est à sens unique. Une berline noire, à l’arrêt comme
les autres véhicules, émet soudain une lueur bleue à travers sa calandre et sa
sirène stridente, à l’américaine, fait sursauter les passants. La voiture aux
vitres teintées s’engage alors dans un couloir réservé aux bus et poursuit sa
route à vitesse visiblement supérieure aux cinquante kilomètres autorisés en
agglomération. La police ? Un ministre ? Un député ? Allez
savoir. Une urgence ? Peut-être que oui. Mais… peut-être que non.
Un pays comme l’Italie a déjà connu cela. Je parle de ce
contexte qui suit une période de tension et de drames, comme la France en a subi
ces dernières années et comme son voisin transalpin en a enduré durant les
années 1970 et 1980. Quand la violence a sévi, quand elle menace encore, cela
ouvre la voie à tous les excès y compris de la part des fonctionnaires et
autres employés censés servir le bien public. En Italie, les berlines blindées
fendant l’air à toute vitesse au mépris de la sécurité des piétons et des
autres automobilistes ont longtemps fait jaser. Les restrictions budgétaires et
le retour au calme ont peu à peu fait disparaître ce genre de comportement.
En France, à une situation déjà établie de privilèges
florissants pour celles et ceux qui « en sont » s’ajoutent donc les
inévitables petits arrangements avec l’exemplarité et le respect dû par tous à
la loi. Car ce qui frappe dans l’affaire dite Benalla, du nom de ce proche
collaborateur du président Emmanuel Macron, c’est que le point de départ est
lié à des violences policières ou, du moins, à des violences que l’on pensait
le fait de policiers en civil à l’encontre de deux jeunes manifestants le 1er
mai dernier. Avant même de s’intéresser à celui dont le sort fait trembler la
macronie, c’est cela qu’il faut avoir en tête.
Les habitants des quartiers ou les syndicalistes le savent
depuis longtemps. Des violences policières, il y en a toujours eu et il y en a
encore. Mais là, c’est tout le monde qui s’habitue peu à peu à l’idée que les
forces de l’ordre ont « buffet ouvert » ou presque en raison du
contexte particulier engendré par les attentats et les attaques terroristes.
Question simple : combien de « bavures » médiatisées ces deux
dernières années (pour ne parler que d’elles) et combien de poursuites
effectives… Faire remarquer à des agents qu’ils font mal au vendeur (asiatique)
de fruits à la sauvette qu’ils sont en train d’interpeller (à quatre), c’est
s’entendre dire (expérience vécue par le présent chroniqueur) « vous
voulez l’accompagner ? ». Ce n’était pas « laissez-nous faire
notre ‘‘travail’’ » ou « de quoi vous mêlez-vous ? »,
c’était, pour résumer, si tu l’ouvres encore, on t’embarque aussi.
Revenons maintenant à Benalla. Les témoignages se
multiplient et indiquent que ce « lieutenant-colonel de gendarmerie de
réserve » était omniprésent dans tout ce qui touchait aux questions de la
sécurité présidentielle et au-delà. Sans l’être vraiment, sans en avoir le
statut officiel, sans avoir fait les études pour cela, sans avoir été entraîné,
l’homme se comportait, c’est selon, comme un super-flic, un super-agent, un
militaire d’élite ou un spécialiste de la protection rapprochée. Mieux, il en
imposait à tous ces personnels (ce qui a vraisemblablement conduit à sa perte).
Ce genre de profil est assez fréquent sous des latitudes
plus méridionales. En Algérie, la profession journalistique a vu apparaître des
énergumènes inclassables au début des années 1990. Détenteurs d’un port d’arme,
mettant en avant de hautes relations, ils, et parfois elles, étaient bien plus
intéressées par le fait d’étoffer leur carnet d’adresse dans les sphères du
pouvoir et de l’appareil sécuritaire que de pondre le même nombre de feuillets
réclamés à leurs confrères. Des gens fascinés par le muscle, l’ordre et l’usage
de la violence légitime (celle de l’État). Quand je pense à Benalla, à ses
activités diverses et interlopes mais aussi à son agitation effrénée, c’est le
terme algérien de « srabssi » qui me vient à l’esprit. Ce mot vient
de « services » (de sécurité). Cela ne veut pas dire que celui qui est
affublé d’une telle étiquette en fait partie. Non, c’est juste qu’il gravite
autour d’eux, cherchant ou prétendant les servir sans qu’il ne soit possible de
connaître la réalité exacte.
Pour qui a couvert, même de manière brève l’actualité
élyséenne, l’honnêteté commande de dire que tout ce bruit n’est pas surprenant.
Des Benalla, il y en a toujours eu. Certes, peut-être étaient-ils moins
voyants, moins exubérants et, bien sûr car ce n’est pas négligeable non plus,
moins typés. Des gars qui vous tutoyaient d’emblée, vous offrant quelques
infos, vous assurant qu’ils en savaient bien plus que tel ou tel ministre, laissant
entendre qu’ils étaient au cœur de l’action, qu’elle soit au grand jour ou qu’il
s’agisse de celle de l’ombre, et se permettant très vite de vous mettre en
garde contre cette idée d’article qui vous trottait dans la tête. Copinage,
familiarité, petits services offerts, la nasse habituelle qui neutralise les
journalistes…
La France n’est pas un pays scandinave où l’éthique du
service dû à l’État et aux citoyens impose des règles de comportement
implacables (ne soyons pas naïfs, il arrive aussi qu’elles soient violées en
Suède ou, plus encore, en Norvège). Ce n’est pas non plus (pas encore ?)
un pays du tiers-monde puisqu’il existe, vaille que vaille, des mécanismes de
régulation, de contrôle et d’enquête. Mais l’affaire Benalla est un indicateur
fort de l’existence d’une certaine confusion dans les rouages de l’État
français. Une confusion que, pour ma part, je ferai remonter aux premiers temps
de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2007, période haute en
couleurs dont la France semble avoir du mal à se remettre.
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