Le Quotidien d’Oran, jeudi 1er août 2019
Akram Belkaïd, Paris
Vous allez où ? D’accord. Juste une chose monsieur, il
va falloir vous habituer à le dire autrement. Orly-sud et Orly-ouest, ça
n’existe plus ! Maintenant, c’est Orly un, deux, trois ou quatre. C’est
comme ça. Les choses changent. Entre nous, c’est juste de la com’ même s’il y a
un nouveau bâtiment pour les départs. Le trois. Vous, c’est le quatre. C’est
l’ancien Orly-Sud, le point d’entrée au bled, ha ha ha ! Dites, ça
va ? Vous vous sentez bien ? Vous n’avez pas l’air de
m’écouter ? C’est la chaleur ou alors c’est la nouvelle de la mort du
président tunisien qui vous met dans cet état ? Vous n’allez pas me dire
que vous êtes triste ? Moi, ça ne me fait rien du tout. Je suis d’Algérie,
mais je me mets à la place des Tunisiens. C’est un peuple de jeunes et ils ont
un président presque centenaire. C’est sérieux, ça ? Et chez nous, ce
n’est pas mieux. Le général ? C’est un vieux. Le président par
intérim ? Un vieux. Même les gens du panel pour le dialogue, ce sont des
vieux et des vieilles. Les jeunes, ils ont été les premiers à aller manifester dans
la rue contre Bouteflika. Et comme à chaque fois, les vieux vont leur voler
leur révolution. Comme en 1962. Qu’ils dégagent tous monsieur !
Tous ! J’aime bien cette expression : yetnahaw gua3 !
Je suis de Michelet. Enfin, d’un village un peu plus haut.
Je suis né là-bas. Mon père est arrivé en France en soixante-douze. Il nous a
ramenés ensuite avec mes sœurs et ma mère. J’avais cinq ans. C’était sous
Giscard. Je suis passé de la montagne à Brétigny. Direct, sans transition. Je
me souviens encore de notre arrivée. Il pleuvait de la neige fondue. J’en veux
à mon père d’avoir fait ça. Je crois que je ne lui pardonnerai jamais. Bien
sûr, je ne lui ai jamais dit en face. Mais il le sait. J’en ai parlé autour de
moi. Des cousins l’ont certainement répété à leurs pères qui se sont empressés
de lui rapporter. C’est comme ça. Au bled, on aime bien faire des commérages et
des histoires interminables. Les hommes sont des pipelettes. C’est pire que les
femmes ! Enfin… Je vous disais que j’en veux à mon père de m’avoir fait
vivre ici. Si j’étais resté au bled, j’aurais eu une autre vie. Si, si, je vous
l’assure. Ici, je n’ai fait que survivre et me battre. En permanence. Je n’ai
pas terminé le lycée. On m’a orienté en filière professionnelle. Ensuite, j’ai
travaillé sur des chantiers. Mais j’ai toujours progressé. Aujourd’hoi,
Hamdoullah, je suis indépendant. Je vis bien. Je ne dois rien à personne mais
je suis un homme frustré.
Avec mon énergie et ma volonté, je suis sûr que j’aurais
fait des choses extraordinaires au pays. Ce n’est pas une histoire de statut
social. Je ne vais pas vous dire que l’argent ne m’intéresse pas. Mais ce n’est
pas faire fortune qui m’intéresse. J’ai pas envie de devenir millionnaire et de
finir à la prison d’El-Harrach. C’est juste que je sais que j’aurais fait des
choses concrètes pour le bien du pays. Avant de devenir taxieur, j’ai roulé ma
bosse dans plein de secteurs. A chaque fois que je vais au pays, je pose des
questions, je demande si telle ou telle activité existe. La plupart du temps,
on me dit que non ou que c’est rare. J’espère que ce hirak va tout balayer. Si
l’Algérie change, juste un peu, je rentre tout de suite. J’ai tellement d’idées
et de projets. Un gars qui se lève le matin, qui est optimiste, qui sait
encaisser, il peut faire des miracles si le minimum de liberté existe. Je
n’attends que ça. Un peu de liberté en Algérie et, bien sûr, moins de corruption.
Les amis au pays me disent que j’exagère. Pour eux, c’est
grâce à la France que je suis ce que je suis. Je ne vais pas cracher dans la
soupe. Bien sûr que c’est la France qui m’a formé. Mais dans quelles
conditions, monsieur ? A une époque, j’étais intérimaire. J’ai travaillé
pendant des mois pour une grosse entreprise industrielle. L’objectif, c’était
de se faire recruter et d’obtenir un CDI. Il fallait être au taquet, en faire
plus. Convaincre qu’on pouvait avoir le droit d’avoir un emploi comme les
autres ouvriers… Les semaines et les mois passaient, des intérimaires arrivés
après moi étaient recrutés et moi toujours pas. Je suis allé voir le
contremaître. Je lui ai demandé cash : c’est parce que je suis
maghrébin ? Il a rigolé et m’a juste dit : estime-toi heureux de
continuer à travailler en intérim.
Alors, oui, je sais ce qui se passe au bled. Je connais le
piston, la hogra, tout ça… Mais jamais on ne m’aurait traité comme ça chez moi.
Déjà, rien que le fait d’être tutoyé, monsieur… Ou de voir son père l’être…
L’Algérie, c’est un grand vide chez moi, monsieur. Je n’arrête pas d’y penser.
De me dire, et si mon père nous avait laissé grandir en Kabylie ? Et si,
maintenant, j’étais installé à Tizi Ouzou ou alors ailleurs. Parce que moi,
monsieur, j’aime toute l’Algérie. Ma femme, elle est originaire de Souk Ahras.
On y va une fois par an. Je m’y sens bien. Elle a aussi des cousins à Tiaret
qu’on visite de temps en temps. L’Algérie, c’est magnifique. Le littoral, les
plaines, les hauts plateaux. Vous trouvez un bon coin, vous ouvrez un hôtel
pour familles et vous gagnez bien votre vie. Il faudrait juste qu’on laisse les
Algériens travailler. Librement.
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