Le Quotidien
d’Oran, jeudi 12 décembre 2019
Akram Belkaïd,
Paris
Il y a différentes
manières de baliser la chronologie d’un pays. On peut retenir les grandes
dates, notamment celles des crises voire des conflits. On peut aussi réfléchir
en fonction des cycles électoraux. Pour l’Algérie, le rendez-vous du scrutin
présidentiel est toujours un moment important même si, comme c’est le cas cette
année, il n’y a rien de bon à en attendre. Je n’ai pas grand-chose à dire sur
celui de 1979. Houari Boumediene venait de mourir (*). Une bonne partie de la
société était rassurée par le fait que le supposé baâthiste Mohamed Salah
Yahiaoui, intérimaire à la tête du parti du Front de libération nationale (FLN),
n’avait pas été le candidat du système. Une autre partie déplorait, quant à
elle, le fait qu’Abdelaziz Bouteflika, vu comme un homme d’ouverture vers
l’Occident capitaliste, ait été lui aussi écarté (la pauvre naïve, quand on
sait ce qui s’est passé ensuite). Bref, les historiens diront peut-être un jour
que c’est en 1979, avec l’élection de feu Chadli Bendjedid (99,40% des
suffrages) que le pays a raté une première occasion de se transformer.
Pour 1984, me
revient une réunion dans la salle de cinéma de l’Ecole nationale d’ingénieurs
et de techniciens d’Algérie à Bordj-el-Bahri (BeB). Les cinq promotions avaient
été dûment convoquées pour entendre le discours d’un commissaire politique
originaire, c’était un motif de plaisanterie, de Ferdjioua. Deux choses au
menu. D’abord, une sévère mise en garde contre celles et ceux qui allaient
voter le lendemain et profiter de l’isoloir – nous allions accomplir notre
devoir électoral dans une école du village - pour inscrire des messages plus ou
moins comiques ou vulgaires sur les bulletins. La chose s’était déroulée
quelques mois auparavant lors d’un scrutin municipal et il n’était pas
question, cette fois, de rééditer la plaisanterie. Ensuite, fusa une
instruction claire et martiale : « le
vote est démocratique, chacun est libre de faire ce qu’il veut, mais vous
voterez tous pour le militant Chadli ». Lequel était président sortant
et, il faut le rappeler, candidat unique à sa réélection (99,42% des suffrages).
Quelques aînés de cinquième année protestèrent. Il leur fut répondu que le
multipartisme n’était pas pour l’Algérie, que c’était un facteur de division et
que cela ouvrirait la voie aux ingérences extérieures. Petit souvenir
supplémentaire que je peux évoquer puisqu’il y a prescription. Cette année-là,
par jeu, je votais quatre ou cinq fois. D’abord, en avance, à BeB puis,
quelques jours plus tard, à Alger, un désordre administratif m’ayant, comme
nombre de voisins, fait parvenir plusieurs cartes d’électeurs liés à différents
centres de vote. J’en fis le tour, l’expérience fut amusante. Ce fut ma
dernière participation – volontaire - à un vote pour le scrutin présidentiel.
En 1989 (Chadli
réélu avec 93,26% des suffrages), je n’ai donc pas voté. Réélire un président
qui avait ordonné à l’armée d’ouvrir le feu sur les manifestants d’Octobre me
paraissait inacceptable. Là aussi, une occasion fut perdue. Le « printemps
algérien » aurait gagné à un changement d’homme et de système. Ce ne fut
pas le cas. Pour le pire. Du scrutin de 1995 (Liamine Zeroual avec 61,3% des
voix), je garde le souvenir émouvant de ces cohortes d’Algériennes et
d’Algériens de la diaspora, levés à l’aube pour aller voter, faisant la queue
sous la pluie glacée devant les consulats, en croyant sincèrement que cette
élection allait sortir le pays de la tourmente. En 1999, ce qui restera dans ma
mémoire c’est cette campagne électorale folklorique où la logorrhée du candidat
choisi par le système, Abdelaziz Bouteflika (73,8% des votes), aurait dû
alerter les Algériens qui lui firent confiance. De sa réélection en 2004
(84,99% des voix), je ne rappellerai que le fourvoiement de nombre d’amis et de
confrères, convaincus qu’Ali Benflis l’emporterait. Magnifique manipulation
générale, faux-semblants de démocratie et, au final, un score qui annonçait
déjà une modification de la Constitution et un troisième mandat en 2009
(90,24%, la barre magique était franchie…).
Ah, ces députés qui
ont voté à main levée le changement constitutionnel. Ce sont eux, et d’autres
personnalités – dont certaines sont désormais en prison – que l’on retrouve
favorables à un quatrième mandat (81,5%) en 2014 malgré la maladie et
l’effacement du président. Ce sont eux qui se firent les chantres du cinquième
mandat en 2019 (0% pour cause de Hirak) et qui, s’étant trouvé un nouveau chef
à adorer, nous expliquent aujourd’hui qu’il faut absolument voter en ce
douze-douze-dix-neuf. L’aliénation, l’aplat-ventrisme, l’opportunisme, tout
cela vient de loin. Une verticale de l’indignité.
Terminons cette
chronique en abordant la question des chiffres qui seront annoncés ce soir ou demain,
notamment celui de la participation. Disons-le tout de suite, cela n’aura
aucune importance car, comme le montrent ceux donnés dans ce qui précède,
l’Algérie est habituée à la créativité comptable capable de faire élire n’importe
qui avec des scores qui n’ont rien à voir avec la réalité. La présence d’une
autorité indépendante, vraiment indépendante, est l’une des revendications du
Hirak, elle ne disparaître pas de sitôt. Car pour une élection, tout compte.
L’administration, le découpage, la gestion des listes, l’observation et la
surveillance. Autant de domaines où le pays a beaucoup de progrès à faire. La
semaine dernière, j’ai infligé au lecteur une référence cinématographique (La vie des autres) pour illustrer le
fait que l’on peut se demander comment les gens qui nous gouvernent peuvent-ils
être à leur place. Cette fois, je citerai un autre film, Içabattes of Algiers, heu, non, pardon, Gangs of New York de Martin Scorcese (2002). Dans cette œuvre qui
raconte l’affrontement entre bandes de souche anglaise et d’immigrés irlandais
au milieu du XIXe siècle, un personnage a cette phrase en commentant la manière
de gagner une élection : « - We don't need a victory, we need a Roman
triumph / - We don't have anymore ballots/ - Remember the first rule of
politics. Ballots don't make the results... The counters do. »
Autrement
dit :
« - Nous
n’avons pas besoin d’une victoire mais d’un triomphe romain /
- Nous n’avons pas
d’autres bulletins [de vote] /
- N’oublie pas la
première règle en politique. Les bulletins ne font pas le résultat. Ceux qui
les comptent, oui. »
(*) Dirigeant de
fait de l’Algérie depuis 1965, Houari Boumediene fut élu président de la
République avec 99,50% des suffrages le 10 décembre 1976. La première élection
présidentielle de l’Algérie indépendante vit Ahmed Ben Bella être élu avec
99,60% des voix, le 15 septembre 1963
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