Le Quotidien d’Oran, jeudi 13 février 2020
Akram Belkaïd, Paris
Cinquante-deux semaines… Autant de vendredis et de mardis… Bientôt
une année. Nous allons basculer dans un référentiel où il ne sera plus possible
de dire « qui aurait imaginé cela il y a un an ? ». Mais pour
l’heure, nos souvenirs à un an sont encore habités par cette période où
triomphaient la bêtise crasse et la servilité des adorateurs du cadre. Le mercredi 13 février 2019,
assis à ma table, l’écriture hebdomadaire de ma chronique du lendemain fut forcée
de vaincre à la fois l’accablement et une féroce envie de se laisser aller à
l’insulte et à l’imprécation. Permettez-moi de me relire et de partager avec
vous quelques passages de ce texte (1).
Premier extrait :
« L’annonce
d’une candidature du président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat
provoque une multitude de sentiments qui ne sont pas forcément contradictoires
ni antagonistes. Le premier, bien sûr, est l’accablement. La question est
simple : Pourquoi ? Pourquoi cette tbahdila ? Pourquoi infliger cette humiliation au pays, aux
Algériens et, peut-être même, au principal concerné ? (…) Que dire, si
n’est tout simplement : non. »
Dire non sans arriver à faire taire la
voix qui disait mais à quoi bon ? Le
match est joué, mon gars ! Réélu, le « président », le sera…
Je garde un souvenir désagréable de cette période où tout paraissait sombre et
sans perspectives. Le gris, le stress, la contrariété, un genou qui lâche
soudain (tout, sauf un hasard), les amies et amis d’Alger, Tlemcen, Constantine
ou Béjaïa qui jurent qu’ils n’en peuvent plus, qu’ils iront n’importe où, loin
de ce pays dirigé par une mafia incompétente incapable de penser ne serait-ce
qu’à l’avenir de ses propres enfants. Et avec cela une sensation oppressante
d’échec.
Autre extrait : « Ce qui va avec l’accablement, est la
colère. Comment ne pas être furieux devant un tel mépris pour le pays, pour le
peuple et pour les institutions ? Tout le monde sait que le président est
malade, qu’il ne peut pas assurer sa mission, mais on nous affirme le contraire
avec un aplomb digne d’un arracheur de dent baratinant le badaud sur le marché
de Htatba. Cette situation illustre on ne peut mieux l’expression ‘‘plus c’est
gros, mieux ça passe’’. Et le message est explicite : faites ce que vous
voulez, criez autant que vous le voudrez, on vous emm…, on fait ce qu’on veut
car ce pays est notre propriété. »
Ah, cet aveuglement. Cette irrésistible
confiance en soi de l’inculte, la morgue de ces « meuniers » dont on
voit le groin pointer de nouveau, du moins pour ceux qui ne sont pas en prison.
Il faut rappeler ces jours qui ont suivi le fameux meeting du Front de
libération nationale (FLN) à Alger (9 février). Ce fut « le »
catalyseur, le moment décisif où dans les têtes tout a basculé. On ne le savait
peut-être pas encore le 13 janvier 2019 mais l’Histoire était en marche. Il
allait y avoir du mouvement. Un Hirak. Mais n’oublions pas, notamment les
laudateurs du cinquième mandat.
Un extrait, encore : « Gardons bien en tête le nom de ces
fripouilles. Le temps viendra bien assez tôt où, contrits et affichants leurs
remords de circonstance, ils expliqueront qu’ils ne pouvaient faire autrement,
qu’ils pensaient qu’ils agissaient pour le bien du pays, etc. La nature humaine
étant ce qu’elle est, on peut avoir la faiblesse, ou la prudence, de ne pas
dire ‘‘non à un cinquième mandat’’. Mais alors, mieux vaut se taire. Dans ce
genre de situation, le silence est déjà un courage et une morale. »
Mercredi 13 février 2019, veille de la
saint-Valentin, le cœur brisé, l’accablement, la colère, la douleur. Mais aussi
l’espoir. Infime. Comme une lueur qui pointe au bout du tunnel. L’analyse
politique, la nécessaire recherche de compréhension auprès de confrères, de
politistes, d’analystes et cette conclusion qui devient évidente. Ils sont
devenus fous. Ils ont perdu les pédales. Le tikouk
les a frappés. Ils ne contrôlent plus rien. Leur cinquième mandat n’est rien
d’autre qu’une fuite en avant. Avant-dernier extrait : « Mais il y a aussi les conclusions que
l’on peut d’ores et déjà tirer de cette triste affaire. L’une d’elle peut
inciter à l’optimisme ou, au contraire, à un profond pessimisme. Le fait est
que le système algérien est à bout de souffle. Son entropie, autrement dit son
usure, explose. Il en arrive à faire n’importe quoi pour se maintenir. C’est le
signe annonciateur de la fin. »
Est-ce vraiment la fin ? Son début,
certainement. Abdelaziz Bouteflika n’accomplira pas de cinquième mandat. Les
langues se délient peu à peu. Chaque jour on en sait plus sur la gabegie de ses
vingt années au pouvoir et de sa responsabilité devant l’Histoire pour cet
énorme gâchis. Cinquante-deux semaines de Hirak, un record. Alors oui, je sais,
que l’heure est au cynisme et à cette posture bien connue des Algériens qui
consiste à jouer le raisonnable, celle ou celui qui fit preuve de retenue au
moment de l’euphorie générale. Le fameux « vous n’y arriverez jamais...,
ce n’est pas comme ça qu’il aurait fallu faire… ».
Célébré durant de nombreuses semaines,
le Hirak est désormais mis en accusation. Ce serait de sa faute si le système
est toujours là. Le défaitisme devient réalisme. Tout cela alors que nous n’en
sommes qu’au début. Au tout début. Dernier extrait : « Alors oui, le système s’épuise. Et cela ouvre la voie à tous les
possibles. Les meilleurs comme les pires. » Cinquante-deux semaines…
Le Hirak n’a pas lâché prise. Alors oui, le meilleur est encore possible.
(1) « Face au cinquième mandat »,
Le Quotidien d’Oran, jeudi 14 février
2019.
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