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Le sourire du combattant
« Et tournera la roue », de Selahattin Demirtaş
Le Monde diplomatique, Mars 2020
par Akram Belkaïd
Depuis le 4 novembre 2016, Selahattin Demirtaş, leader du Parti démocratique des peuples (HDP), progressiste et prokurde, est incarcéré dans la prison turque de haute sécurité d’Edirne, non loin des frontières bulgare et grecque. Opposant à la politique autoritariste et répressive du président Recep Tayyip Erdoğan (1), cet avocat spécialisé dans la défense des droits humains poursuit son combat par la littérature. Après L’Aurore, recueil de nouvelles dédié « à toutes les femmes assassinées, / à toutes celles victimes de violence », et récompensé par le prix Montluc Résistance et Liberté 2019 (2), il a publié en avril 2019 Devran — Et tournera la roue en français, succès de librairie en Turquie avec un tirage de deux cent mille exemplaires.
Dans ces quatorze nouvelles, Demirtaş propose au lecteur des récits intimistes où la politique et la morale ne sont jamais loin. Ici, c’est un avocat prospère qui, perdu dans la neige — décor primordial dans la littérature kurde d’expression turque, est confronté à son passé d’ancien procureur, responsable de tant de condamnations injustes. Là, c’est une famille de saisonniers confrontés aux rigueurs de l’hiver dans le sud-est du pays, avec pour seule espérance une transhumance, l’été, pour gagner leur vie en cueillant des fruits dans la très fertile plaine de Çukurova. Ailleurs, c’est un village qui n’a aucun moyen d’empêcher une entreprise minière de dévaster la nature environnante. Pauvreté, misère, chômage, désarroi et brutalité clientéliste des représentants de l’État… Demirtaş nous le dit avec simplicité : c’est ainsi que « mal-vivent » nombre de ses concitoyens, habitants d’un pays qui prétend pourtant faire partie des puissances émergentes.
Les personnages les plus courageux devant l’adversité sont souvent des femmes ou de très jeunes gens. On est ému par cette syndicaliste qui entend ne rien abdiquer face à ses petits chefs, ou par l’acte fou d’un gamin décidé à punir les siens pour leur égoïsme et leur âpreté au gain face à des démunis déchiquetés par les morsures de l’hiver. On sourit — car l’humour imprègne ce recueil — à la rédemption d’un voleur à la tire qui découvre l’existence d’engagements généreux qu’il ne soupçonnait même pas et qui, fréquentant des militants d’extrême gauche, finit par dire : « Je ne sais pas encore ce qu’est exactement la révolution, mais ça a l’air sympa. »
Confronté à la censure vigilante du pouvoir turc, Demirtaş n’hésite pas à recourir à l’allégorie, comme lorsqu’il met en scène un jeune Kurde obligé de gagner sa vie en travaillant dans une station balnéaire et qui, un jour, croise, alors qu’il manque se noyer, des privilégiés obsédés par leur bronzage. Comment, alors, ne pas repenser à ses amis morts, brûlés dans le sous-sol d’un immeuble au Kurdistan ? Et de se demander : « Mérite-t-il le nom d’être humain, celui qui se fait bronzer à Bodrum, celui qui ne souffre pas le martyre à la pensée de tous ceux qui se sont fait carboniser dans le sous-sol de nos villes ? » C’est en écrivain talentueux que Demirtaş nous conte l’arbitraire qui règne dans son pays.
Traduit du turc par Emmanuelle Collas, Éditions Emmanuelle Collas, Paris, 2019, 216 pages, 16,90 euros.
(1) Lire Selahattin Demirtaş, « L’homme qui se prend pour un sultan », Le Monde diplomatique, juillet 2016.
(2) Selahattin Demirtaş, L’Aurore, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Points, Paris, 2019 (1re éd. : Éditions Emmanuelle Collas, 2018).
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