Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 23 mai 2020

La chronique du blédard : Essor du télétravail

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 14 mai 2020
Akram Belkaïd, Paris

Comme chaque crise d’envergure, la pandémie de Covid-19 est aussi un révélateur de tendances lourdes ou de réalités plus ou moins évidentes. On ne reviendra pas (pour le moment) sur l’incompétence et la désinvolture criminelle de nombre de dirigeants à travers le monde (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis, Brésil,…). Encore une fois, on ne peut pas empêcher les épidémies de survenir mais on peut, et on doit, avoir mis en place le maximum de mesures et d’investissements sanitaires pour y faire face avec le moins de pertes humaines possibles. Mais parlons d’autre chose.

Depuis la vague de confinements instaurés dans de nombreux pays, il est beaucoup question de télétravail, une évolution notable dans l’organisation des entreprises. Plusieurs secteurs ont ainsi pu continuer à fonctionner grâce à l’usage de l’ordinateur et de l’Internet. La chose vaut aussi pour l’enseignement puisqu’une « continuité pédagogique » a pu être mise en place dans la plupart des établissements. Concernant le secteur éducatif, il est légitime de douter de l’efficacité à moyen terme d’un tel dispositif, surtout pour les plus jeunes. Mais le débat ne fait que commencer et les défenseurs de l’enseignement à distance – synonyme de moindre frais de structures – sont bien décidés à profiter de l’aubaine pour avancer leurs pions.

Revenons au télétravail en entreprise avec cette remarque de taille. Tout le monde ne peut y avoir accès. Dans les métiers manuels, cela est tout simplement impossible. Un ouvrier, un maçon ou un libraire, ça ne peut pas télétravailler. Cela crée donc une ligne de séparation claire dans la société. De fait, les métiers à faibles revenus – souvent d’ailleurs les plus exposés à la mortalité du Covid-19 (*) – sont exclus de ce qui est vu aujourd’hui comme un avantage majeur : le fait de pouvoir travailler de chez soi.

Le problème est posé de manière encore plus épineuse au sein d’une même structure. Télétravail pour des cadres, présence obligatoire sur site pour les manuels et autres « petites mains ». Confort sanitaire pour les uns, dangerosité pour les autres. De quoi aggraver le ressentiment des seconds et même de générer un sentiment de déclassement pour celles et ceux qui ne bénéficient pas du « privilège » de travailler à domicile. C’est dans ces situations hybrides que les tensions les plus vives ne manqueront pas d’apparaître et l’on imagine mille stratégies et marchandages pour gérer cela. Dans certains cas, le télétravail est présenté comme un avantage accordé au salarié, ce qui justifierait moins de concessions dans d’autres domaines comme le nombre de jours de congés accordés ou les possibilités d’augmentation voire d’avancement (« tu veux être augmenté, mais tu télétravailles déjà, ça ne te suffit pas ? »

Encore faut-il pouvoir télétravailler. Car tout dépend d’abord de la qualité de la connexion internet. Tout le monde n’a pas la chance de disposer du haut débit supersonique dont bénéficient les internautes algériens... Au-delà de ça, il y a aussi la question de l’équipement. Des entreprises rechignent à ce que leurs salariés emportent chez eux le matériel informatique qu’ils utilisent habituellement au bureau. Un ordinateur portable, ça peut aller, mais c’est loin d’être le cas pour de grands écrans, une imprimante ou un scanner. On relèvera au passage, pour en revenir à la question de l’enseignement, que toutes les familles n’ont pas plusieurs ordinateurs ou tablettes pour assurer un accès simultané aux cours. Sans oublier les foyers qui n’ont pas le moindre équipement informatique, n’accédant à Internet que via des téléphones intelligents.

Quand à celles et ceux qui télétravaillent, il ne faut pas croire qu’il n’y a que des avantages à leur situation. Il s’agit d’un mode d’organisation où les frontières entre vies privée et professionnelle sont facilement brouillées. Cela peut paraître évident mais il est bon de rappeler qu’il y a une différence entre tarder à rentrer du travail pour cause de réunion de dernière minute et être obligé de se mettre derrière son ordinateur dans sa chambre à l’heure où le reste de la famille dîne ou est devant la télévision…

Il est aussi beaucoup question d’un maintien voire d’une hausse de la productivité chez les gens qui télétravaillent. Rien d’étonnant à cela. Les sollicitations sont moins nombreuses, le temps économisé du fait de ne pas avoir à prendre les transports ainsi que le bienfait offert par la possibilité d’être dans son propre environnement, sont autant de facteurs qui contribuent à cette bonne productivité. Mais il ne faut pas se leurrer. L’enfer n’est jamais loin dans cette affaire. Télétravail ou pas, la maladie de la réunion continue de faire des dégâts. En pire. Vingt personnes qui conversent à travers Skype, Zoom, Meet ou tout autre logiciel, c’est l’assurance de migraines répétées. Imaginons alors quand le nombre de ces « meetings » est de quatre ou cinq par jours voire plus…

Et ne parlons pas du stress provoqué à distance par les « n+1 », ces fameux managers de rangs intermédiaires pour qui le télétravail est perçu comme un risque de perte de pouvoir sur les subordonnés. Résultat, nombre de petits chefs cherchent à exercer encore plus de pression, vérifiant sans cesse que les intéressés sont bien derrière leur ordinateur. Pendant longtemps les entreprises, à l’écoute notamment de ces managers, ont rechigné à autoriser le télétravail. Aujourd’hui, la crise du Covid-19 a modifié la donne et ouvert de nouvelles perspectives notamment en matière d’économies faites grâce à la réduction de la superficie des locaux. Au début des années 2000, les entreprises de conseil avaient déjà compris qu’il ne servait à rien – sauf en de rares occasions – d’avoir tout le personnel réuni en même temps. Désormais, il est plus que probable que de nombreux métiers seront exercés en alternance entre le domicile et le bureau. Il reste à savoir dans quel type de relations sociales cette mutation se fera.
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(*) C’est ce que montre notamment un étude de l’organisme national des statistiques (ONS) de Grande-Bretagne intitulée « Coronavirus (COVID-19) related deaths by occupation, England and Wales: deaths registered up to and including 20 April 2020 », 11 mai 2020.
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