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Vu hier sur la chaîne Public Sénat, un documentaire à propos de la "beurgeoisie" (je sais, il y meilleure manière de passer son samedi soir...). La réalisatrice Sonia Kichah a mené de nombreux entretiens avec des Beurs qui ont réussi leur vie professionnelle et dont on peut penser qu'ils constituent désormais une catégorie sociale bien à part. Il m'est déjà arrivé de traiter ce thème à travers plusieurs chroniques (lire ci-dessous) mais il est évident qu'il faut rester prudent face à la généralisation de l'emploi de ce terme de "beurgeoisie". En clair, il ne faut pas croire que quelques arbres (arabes) cachent la forêt des discriminations et autres inégalités dues à l'origine des gens.
Dans le documentaire, j'ai particulièrement été attentif aux propos tenus au sujet de l'éducation. Il s'agit, en effet, de réaliser une savante alchimie entre la nécessité d'élever ses enfants en faisant en sorte qu'ils se sentent à 100% Français et qu'ils n'aient aucun doute quant à leur appartenance au peuple de France. Dans cette affaire, le but est de ne pas répéter les erreurs d'une génération précédente dont l'éducation a reposé sur le mythe du retour au pays d'origine et donc, sur l'affirmation d'une altérité qui, au final, constitue un grand obstacle pour l'intégration.
Mais dans le même temps, comme l'a si bien mentionné un cardiologue interrogé dans le documentaire, il ne faut pas que ces enfants perdent la "niaque" qui a tant servi à leurs parents devenus "beurgeois". Cela signifie qu'il ne faut pas mentir à ces enfants, qu'il faut, petit à petit, les informer de la réalité du pays dans lequel ils vivent et de leur expliquer que, souvent, les choses seront plus difficiles pour eux que pour leurs petits camarades (sachant que les évènements se chargeront de leur faire prendre conscience de la réalité discriminatoire de leur pays). Et cela, encore une fois, sans jamais tomber dans la diabolisation ou le dénigrement de la France. Un vaste programme en ces temps troublés.
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La chronique du blédard : La solitude du beurgeois
Le Quotidien d'Oran, 5 mai 2005
Akram Belkaïd
Rami est un jeune beur qui a réussi. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est lui même qui le reconnaît. Il le fait du bout des lèvres… et passe rapidement à un autre sujet tandis qu’un léger sourire décrispe son visage. Célibataire à trente-cinq ans, il habite dans le très branché onzième arrondissement de Paris et sa situation professionnelle est effectivement très enviable puisqu’il est responsable export dans un grand groupe d’électronique. Il sillonne le monde en classe affaires et parle incidemment d’escales à Dubaï, de repas pantagruéliques à Shenzhen ou de films qu’il a vu au dessus de l’Atlantique.
Comme nombre d’enfants d’immigrés maghrébins, son parcours force l’admiration. Il est né à Nanterre dans ce qui fut un misérable et honteux bidonville. Mais, grâce, selon lui, à un « père sévère », une « mère opiniâtre » et deux sœurs et trois frères aînés « vigilants », il a pu aller jusqu’à « bac plus six ». Il est d’ailleurs le seul dans sa famille à avoir fait des études supérieures et à n’avoir jamais pointé au chômage.
Quand je demande à Rami ce que les siens pensent de sa bonne fortune, il réfléchit un instant avant de me répondre en toute logique qu’ils sont fiers. Très fiers. Je connais un peu ses proches et la fierté qu’ils ressentent à son égard est une évidence qui saute aux yeux. Mais il n’est nul besoin d’être sorcier pour deviner de temps à autre, au détour d’une réflexion ou d’un petit silence, un peu de tension. Ou du moins une certaine incompréhension engendrée par le fait que le regard de Rami embrasse désormais des horizons que les siens ignorent ou, c’est plus fréquent, dont ils ne voient pas l’utilité.
Pour la famille de Rami, sa réussite est un succès collectif fait notamment de sacrifices financiers, d’encouragements permanents et même d’une ziara à un wali dans l’ouest algérien. Lui même se sent totalement redevables aux siens et participe bien sûr au financement des études de ses neveux et nièces. Mais, m’explique-t-il, ce qui le dérange c’est que parfois ses aînés dénigrent ou moquent sa manière de vivre ce qui l’oblige à mentir quand il s’agit par exemple de ses loisirs ou de ses projets de vacances. Il a mis ainsi plusieurs mois à se décider à quitter Courbevoie et aujourd’hui encore, malgré un emploi du temps démentiel, il se sent obligé, à l’image des grandes stars beurs, d’y refaire un tour de manière régulière pour voir les siens et ses anciens camarades de quartier.
« Quand j’ai annoncé que je m’installais dans Paris intra-muros, me raconte-t-il, l’une des mes sœurs m’a dit : ‘ça y est, tu es devenu un vrai beurgeois’. J’ai l’ai très mal pris. Ils n’arrivent pas à comprendre que ce mot me blesse ». Étrange irritation. En présence de non-maghrébins ou, tout simplement en dehors de sa famille, Rami se laisse aller parfois à insister sur son statut social. Peut-être pense-t-il qu’être cadre supérieur lui permet d’effacer son origine et la fréquente stigmatisation qui l’accompagne. En fait, je suis sûr qu’il préférerait que ses proches le traitent de bourgeois – ce qu’il revendique ou plutôt ce qu’il assume. A l’inverse, il considère le mot de beurgeois comme une insulte. Pour lui, c’est une manière ironique voire méchante de lui signifier qu’il n’est qu’un « sous-bourgeois » et que ses moyens financiers ne sauraient faire oublier son appartenance à la communauté et gommer son faciès.
Il était beur, le voici certes beurgeois mais il lui faudra peut-être attendre un peu avant de devenir un bourgeois…
Mais je comprends l’agacement de Rami. Je n’aime pas le terme de « beur » et je supporte encore moins celui de « beurgeois ». C’est pourtant un mot à la mode qui permet de désigner sans trop d’efforts ni de périphrases, le beur qui a réussi ou du moins celui qui s’est intégré et dont le quotidien est peu différent du reste de la population bleu-blanc-rouge (BBR). Toujours prompts à classifier, les médias de l’Hexagone ont souvent recours à ce terme par opposition aux « autres », à tous les beurs des cités, ceux qui sont engoncés dans leur galère ou qui menacent « l’ordre républicain » par leur comportement.
Ce qui me gêne aussi, c’est que ce terme est porteur, chez les beurs, d’une accusation implicite de rupture avec la communauté d’origine comme le montre la réflexion de la sœur de Rami. Le beurgeois, c’est une fierté mais c’est aussi celui qui s’en va, celui qui quitte la cité et dont on se demande ce qu’il fait pour les siens maintenant qu’il a réussi. Et s’il assure en faire, on se demande avec circonspection si c’est assez. Et de toutes les façons, ce n’est jamais assez… Certes, beurgeois ne signifie pas « m’tourni » ou traître aux siens mais on n’en est pas loin. En un mot, la réussite sociale est suspecte lorsqu’elle ouvre la voie à une plus grande intégration dans la société française.
Par la force des choses, devenir beurgeois, c’est changer en « vivant comme les autres », comprendre les BBR. Est-ce un tort ? On touche-là à la fréquente schizophrénie qui affecte la communauté maghrébine de France. On pleure parce que l’on n’arrive pas à s’échapper du ghetto mais lorsqu’un heureux élu se hisse un peu plus haut, les index se pointent en tremblant.
Mais la critique vaut aussi pour la perception qu’a la société française des beurs qui tentent de s’en sortir. Selon une règle non écrite mais que l’on retrouve dans nombre de discours, le beur ne peut réussir qu’en s’affranchissant – y compris de manière brutale - de son milieu d’origine. Les critiques dithyrambiques qui ont salué le livre de Razika Zitouni le prouvent (1).
Pour la majorité hexagonale, la marche vers la beurgeoisie est une succession de batailles non pas contre l’ordre établi – l’ordre ségrégationniste – mais contre l’entourage, la culture d’origine voire les parents. Voilà donc la double définition du beur qui a réussi. Pour les uns, il a changé – nécessairement en mal - parce qu’il est devenu un beurgeois et pour les autres il n’a pu devenir beurgeois que parce qu’il a rompu avec ce qui constituait ses racines.
En attendant, Rami se sent parfois seul. Dans sa vie, il y a des joies et des satisfactions qu’il ne peut partager avec personne. Je lui ai conseillé un jour de se marier, de façonner son propre univers et d’effacer ses peines et frustrations en élevant ses enfants de façon à ce que jamais personne ne puisse les traiter un jour de beurgeois. Il y pense mais hésite à présenter son amie bretonne aux siens. Mais ceci est déjà une autre histoire…
(1) Comment je suis devenue une beurgeoise. Hachette littératures.
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