Le Quotidien d'Oran, jeudi 2 août 2012
Akram Belkaïd, Paris
Il faudrait, dit en préambule le premier larron, imaginer un système pas trop compliqué avec des contributions sans signatures de manière à éviter tous les problèmes habituels d’égos et de rivalités puériles. Les idées seraient mises en ligne sans que l’on sache qui en est l’auteur. Ce serait une bonne manière d’obliger les uns et les autres à faire preuve d’altruisme. Du coup, ça éloignerait tous les petits malins qui ont toujours une petite idée derrière la tête. Ceux du genre à provoquer une scission pour créer leur propre cercle avec le travail et le carnet d’adresse des autres.
C’est une bonne idée, dit le second. Mais, je ne suis pas sûr que l’on puisse convaincre beaucoup de rédacteurs avec ce genre de système. Ce n’est pas facile de renoncer à la paternité d’une idée ou d’un écrit. N’est pas The Economist qui veut. Si on ne valorise pas le travail des gens, ils préféreront le publier ailleurs. Faudrait réfléchir, intervint le troisième. Les idées, ça va, ça vient et elles finissent par n’appartenir à personne. Sinon, à quelle heure on termine ? Il faut que j’y aille bientôt.
Regard en biais des deux autres. On vient à peine de commencer, proteste le premier. Quoi, tu as un rencart ? interroge le second. Faut toujours que tu sois pressé, ajoute le quatrième qui jusque-là s’est tenu coi. C’est que je dois aller à Blida, se justifie le sermonné. On m’a dit qu’il y a un éleveur qui vend d’incroyables steaks de dinde. Une chair tendre, idéale pour une grillade ou pour les brochettes du soir. Un aller-retour sur la plaque ou le barbecue et le tour est joué. Tu rajoutes de la moutarde italienne, tu sais, celle qui est un peu sucrée, une noisette de beurre salé, tu accompagnes ça avec de la galette et c’est un festin. Le mieux, c’est de rajouter de la tomate passée à la poêle. Ça atténue la sécheresse de la viande.
Je peux venir avec toi ? demande le quatrième en avalant sa salive. On prendra de la zlabia[1] de Boufarik en passant. La dinde, ça me changera un peu des boureks[2]. Ça se cuisine aussi en ragoût, non ? Si je me souviens bien, j’en ai déjà mangé avec des pommes de terre en sauce, un peu de menthe sauvage et des pois-chiche. C’est possible, acquiesce le numéro trois. Mais, pour mon ventre, ce sera boureks et steak de dinde. Avec moi, faut pas jouer avec le bourek, surtout l’algérois. Impossible de manger la chorba[3] sans ça. Ah oui ? s’étonne le numéro deux qui a posé son stylo et refermé son moleskine. Moi, il me faut surtout le brik[4] à l’œuf. Qu’il soit nature ou avec du thon et de la purée de pomme de terre. Remarque, j’ai une belle-sœur qui fait de superbes boureks à la cervelle et aux épinards.
Ça vous gênerait de vous concentrer un peu ? proteste le premier. Allez, on oublie un peu la bouffe. L’adhane[5], c’est dans huit heures. Vous avez le temps d’y penser. Parce que toi tu n’y penses pas, s’amuse le troisième ? C’est pas toi qui m’as appelé hier pour me demander où trouver de la glace au sabayon ? C’est quoi ça ? demande avec gourmandise le quatrième. Un entremet que j’ai mangé il y a longtemps en Italie, explique le premier un peu à contrecœur. De la crème glacée, de la mousse de citron et une petite génoise en dessous. Un délice. De quoi bien terminer le repas. Tu vois, on passe trop vite du salé au sucré. L’entremet, c’est la bonne transition entre les plats en sauce et les pâtisseries du soir.
Moi, dit le numéro trois, j’ai demandé à madame de me préparer des gratins de fruit. Y’a rien de mieux. Chorba, bourek, grand plat en sauce, un peu de salade, verte ou de poivrons, et ensuite le gratin sucré. Avec ça, tu es prêt pour la deuxième étape. Un gratin de fruit ? Quels fruits ? s’enquiert le numéro quatre. Jamais entendu parler de ça ! C’est comme elham-lehlou[6] ? Pas vraiment, répond l’autre. Là, t’es pas obligé d’utiliser des pruneaux et des abricots séchés. Tu peux à la rigueur garder les raisins secs et la cannelle mais le meilleur gratin de fruit, c’est avec des poires, des pêches et, quand c’est la saison, des nèfles.
Je note l’idée, dit le premier. Au fait, je vous ai raconté que j’ai mangé un jour de la pastèque grillée ? Si, si, je vous jure. Des tranches fines, passées sur le grill avec de la lavande. Ça se mange en entrée ou en dessert. Ça peut aussi se préparer en brochette avec du melon, de la figue et des fraises. Un délice. Moi, dit le numéro deux, ça fait des jours que je rêve de sardines en boulettes, avec de la coriandre, du paprika et juste ce qu’il faut de panure pour que ça crisse un peu sous la dent. Dire que je détestais ça quand j’étais gamin…
J’adore ça aussi, dit le quatrième. Et les beignets de dorade ou de merlan ? Tu y as déjà goûté ? Bien frits, presque croquants, avec une purée de piments à l’huile d’olive. Je ferai des kilomètres à pied pour ça et pour une bonne galette kabyle. C’est pas tout, l’interrompt le troisième mais faut vraiment que j’y aille. Si vous voulez, je vous prends deux kilos de steaks chacun. Vas-y, de toutes les façons je ne vois pas ce qu’on pourrait dire de plus, dit le numéro deux.
Allez, on lève la séance ! décide le premier. Mais il faut tout de même qu’on se revoie. On fera la prochaine réunion après le ftour[7]. Si on n’est pas trop assommés, objecte le troisième. Moi, ça va être difficile dit le quatrième, y’a pas mal de concerts en vue. Ça, avec les soirées familiales, je risque d’être très pris. Attendons alors la fin du ramadan, propose le numéro deux. Oui, c’est plus sage conclut le premier larron. Attendons la fin du ramadan…
[1] Pâtisserie au miel d’origine andalouse, très prisée au Maghreb pendant le ramadan, notamment en Tunisie et en Algérie.
[2] Plat d’origine turque constitué d’une pâte fine (dioul ou malsouka) entourant de la viande, des œufs ou des épinards ou parfois même du fromage ou de la cervelle, le tout étant frit.
[3] Soupe traditionnelle à la tomate, à la viande ovine (mouton ou agneau), au blé concassé (frik) - parfois remplacé par des vermicelles – et parfumée à la coriandre et à la menthe. La chorba est le plus souvent servie au début du repas de rupture du jeûne. La chorba est très
[4] Entrée constituée d’une pâte fine (dioul ou malsouka) frite. Plat très populaire en Tunisie et dans l’est algérien.
[5] L’adhane signifie l’appel à la prière. Dans le cas présent, cet appel correspond aussi au moment de la rupture du jeûne (adhane al-maghrib, ou appel à la prière du coucher de soleil).
[6] Plat en sauce à la viande, aux oignons, aux pruneaux et aux abricots secs.
[7] Repas. Désigne ici le repas de rupture du jeûne.
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