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Le Quotidien d’Oran,
jeudi 14 août 2014
Akram Belkaïd,
Paris
Quelque part au
sud de la Turquie. Au pied de montagnes chauves, dans un « resort »,
sorte d’enclave luxuriante pour touristes encagés où tout (ou presque) est
compris (autrement dit, déjà payé), la bataille des transats fait rage. L’Allemand se lève très tôt et
avant même de fondre sur le buffet du petit-déjeuner, il se dépêche d’étendre
ses serviettes à la plage ou à la piscine. Sa satanée obsession de la
profondeur stratégique le mène souvent à réserver plus de chaises longues que
nécessaire. Au grand dam de l’Anglais, son grand rival, qui n’hésite donc pas,
pensant que personne ne le regarde, à jeter les dites serviettes sur la pelouse
et à récupérer quelques pliants au risque d’une grosse tchaqlala une ou deux heures plus tard. Voici d’ailleurs ce que dit
le journaliste Christophe Bourdoiseau à propos de ce conflit qui peut gâcher
les vacances des uns et agrémenter celles des autres : « Une véritable
‘guerre des serviettes de bain’ oppose depuis des années Britanniques et
Teutons (…) La réservation est une véritable obsession chez l’Allemand. Il vous
réclamera son siège numéroté dans un cinéma même si la salle est presque
vide ! » (*).
Le Russe se
lève tôt lui aussi ce qui n’est pas un moindre exploit quand on sait qu’il a
levé le coude jusqu’à tard dans la nuit au son de Shakira ou de Tarkan. Visage
bouffi, accompagné par madame, blonde, cela va de soi (même si elle est plus
souvent fausse que vraie), et de leurs deux ados - tout ce beau monde faisant
la mine - il accorde un bref regard de mépris à l’Allemand en train de
délimiter son périmètre. Puis, la « semya » au complet chausse ses
palmes et entre dans l’eau encore froide sans la moindre hésitation. En moins
d’une minute, la voilà déjà au large, presqu’invisible. Son éloignement
inquiète un peu l’Allemand qui se demande si les Russes ne vont pas saccager sa
mise en place une fois sortis de l’eau. Il hésite à attendre leur retour mais
l’appel des œufs brouillés et des crêpes à la confiture de rose est trop fort.
Le Français,
lui, râle. Bien sûr, cela fait cliché que de l’écrire mais la réalité est ce
qu’elle est. Pourquoi n’y-a-t-il pas de vraies saucisses de porc à la place de
ces merguez de volaille au cumin, est son premier grief de la journée. Quelques
minutes plus tard, découvrant l’étendue des annexions germano-britanniques, il
va se mettre en quête « d’un responsable » pour protester puisque le
règlement – placardé sur la plage - interdit la réservation de transats :
« Faut pas charrier ! Parce que, bon, je veux bien, mais quand
même ! » Un garçon de plage finit par lui trouver un parasol de libre
et, gros bouquin de Marc Levy ou de Jean-Christophe Grangé en main, voici notre
râleur qui, enfin calmé, joue au tournesol. De temps à autre, la moitié de la
plage (ou presque, n’exagérons pas) bénéficie de ses réflexions. Il juge ainsi
que l’arak ressemble un peu trop à l’ouzo mais que, de toutes les façons, rien
ne vaut le pastis et les vacances en Corse. Sa femme, elle, se demande si
acheter un faux sac Vuitton au marché d’à-côté est vraiment dangereux. Un seul,
pas dix, comme les Russes, précise-t-elle.
Tiens, voilà un
Algérien accompagné de sa femme et de celle qui semble être sa belle-sœur
(l’hypothèse d’une seconde épouse n’étant pas à écarter, bien au contraire). Le premier jour, ces
dames se sont baignées entièrement vêtues d’une ample robe noire. A la piscine,
un maître-nageur leur a fermement demandé de quitter le bassin pour raisons
hygiéniques et elles ont été obligées de se rabattre sur la plage où des
dizaines de regards, curieux, réprobateurs ou carrément hostiles, ont pesé sur
elles. Quelques jours plus tard, une certaine sensation de détente et de
frivolité générale aidant, les robes de bain ont fini par disparaître
remplacées par de sages maillots une-pièce achetés à la boutique hors de prix
de l’hôtel… Comme le Français, avec lequel il a fini par sympathiser,
l’Algérien parle haut, avec cet accent néo-algérois si difficile à blairer.
Mais il ne râle pas. Il s’extasie devant tout ce que font les Turcs.
« Qu’est-ce qu’ils travaillent ! On aurait pu tellement apprendre
d’eux. On est loin, vraiment ! Pourtant, Béni Saf c’est bien plus beau
qu’Antalya, non ? ».
Toutes
nationalités confondues, les mâles de la plage ne cessent d’observer les quatre
ou cinq Iraniennes qui, telles des stars, arrivent tard et repartent toujours
les premières. Nez visiblement refaits, poitrines opulentes et tailles de
guêpes, pagnes transparents, maillots, ou plutôt strings de marque, longues
cigarettes à la main et ne dédaignant pas une pression servie dans l’une des
multiples buvettes gratuites, ces jeunes femmes assurent le spectacle et
montrent, s’il le fallait encore, que rien n’est simple concernant le pays des
ayatollahs.
Au plus fort en
début de journée à cause de la course au transat, la tension diminue
progressivement au fil des heures et chacun vaque à ses occupations, la plus
stupide (et la plus fréquente) étant celle qui consiste à se tasser autour de
la piscine chlorée dans un vacarme digne d’un marché à bestiaux. Mais quand
vient l’heure du dîner, c’est de nouveau l’heure des affrontements et du
parcours du combattant : Trouver une table, convaincre un garçon exténué
par des journées de travail de seize heures, de débarrasser, d’amener des
couverts et une bouteille d’eau minérale (sans gaz) tout en espérant qu’il
reste encore des kebabs arrosés d’ayran. Visage rouge et épaules en feu,
l’Anglais n’hésite pas à dîner en tongs, marcel défraichi et bermuda là où les rares clients
turcs présents s’affichent en costume de lin, chaussettes fines et chaussures
blanches. Que dirait Agatha Christie qui aimait tant décrire l’élégance de
ses compatriotes voyageant en Orient ?
Autour des
buffets, ça se toise, ça vérifie que l’autre n’a pas quelque chose dans son
assiette qu’on aurait raté, ça slalome, ça n’attend pas son tour pour récupérer
quelques calamars carbonisés, ça se fait des queues de poisson, ça se donne des
coups d’épaule. Parfois, un plat se fracasse au sol. Son propriétaire ne perd
pas une seconde et repart à l’assaut. Les assiettes se remplissent à ras-bord.
Ça mastique, ça fait travailler les mandibules. Et, surtout, ça gaspille des
kilogrammes de nourriture qui finira dans les composts du potager bio dont le
« resort » est si fier. Le Russe fait d’énormes provisions, surtout
au buffet des desserts. C’est par assiettes entières que les cargaisons de
kabak et de gâteaux au miel vont monter dans sa chambre. Pour couper une faim
nocturne ou peut-être la peur de manquer… Et comme chaque soir, la Française
n’est pas contente. « Encore no caramelo ? », demande-t-elle à
un serveur qui essaie de sourire alors qu’il tombe de sommeil. « Pourquoi
hein ? Pourquoi toujours no caramelo ? Bon puisque c’est comme ça, vanilla alors ! ».
Il est vingt et
une heures. La sarabande s’apaise. Il est temps d’aller courir à l’amphithéâtre
pour suivre le spectacle du soir, des danses cubaines ou des jongleurs anatoliens
(l’Allemand peut prendre son temps, il a envoyé ses enfants pour réserver des sièges).
Parmi les retardataires au restaurant, l’Algérien, lui, est tout content. Il
vient d’apprendre par la bouche d’un serveur que dolma veut dire légume farci…
(*) Allemagne,
la mémoire libérée, Editions Nevicata.
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2 commentaires:
Tout à fait ça!! J'adore. Lorqu'on tombe dans un de ces endroits, une grande tristesse, cafard, vous prend...
Très joli texte pour se remettre en mémoire ces vacances de groupes, colonies de vacances pour adultes qui confirment ma répulsion de ce genre de ......vacuité (synonyme adéquat)!
Mais joli texte plein de dérision quoi qu'il en soit.
Merci
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