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Le Quotidien d’Oran, jeudi 4 mars 2015
Akram Belkaïd, Paris
Premier
tableau. Un chaos ou quelque chose qui y
ressemblerait. Du blanc, plus ou moins sale, partout. Sur les arbres. Sur le
bas-côté, sur les glissières, sur ce qui reste de goudron encore visible, sur
les voitures, sur le pare-brise où les essuie-glaces peinent à balayer les
flocons qui s’abattent en rafales. Il est midi mais on dirait que la nuit est
déjà tombée. Panique générale. Les uns se rangent sur la bande d’arrêt
d’urgence. D’autres stoppent sans crier gare, les feux de détresse à peine
visibles. Le code de la route a beau l’interdire, les voici qui chaînent leur
pneus sur place. Enfin, qui essaient, doigts gourds, souffle court et mode
d’emploi déjà trempé à la main. Ça va au ski mais ça ne sait pas monter des
chaînes. Ça va au ski mais ça veut pas acheter des pneus alpins… Pneus que la
législation s’entête d’ailleurs à ne pas rendre obligatoires en ces hautes
vallées et montagnes. Mais voici qu’un chasse-neige entre en action. Puis un
autre. Ils déblaient lentement, « jusqu’au noir », comprendre jusqu’au
revêtement. Des excités de la moyenne horaire s’impatientent. Une, deux, ou
trois manœuvres dangereuses et les voici qui doublent les engins. On les
retrouvera quelques kilomètres plus loin, cul de travers sur la patinoire. De
toutes les façons, il n’y a plus rien à faire. Les tunnels sont fermés et, au
pied d’un col, quelque part à proximité des maquis de l’Ain, un camion,
pourtant interdit de circulation, s’est renversé. Sur 107.7, la radio bouqalaq (radio-stress), il se dit que des
centres d’accueil ont déjà ouvert, que lits et couvertures sont prêts et que
les volontaires de la Croix-Rouge font chauffer thé et café. Un peu
d’organisation et de générosité pour compenser beaucoup de sous-développement
et d’incivisme…
Deuxième
tableau. Milieu de semaine, très très tard
dans la nuit. L’homme se tient debout au milieu de la rue verglacée. Bras
ballants, poings serrés, chemise ouverte, pantalon baissé jusqu’aux mollets et
attributs pendouillant au grand froid. Il crie. Non, il hurle et la buée qui
s’échappe de son gosier, certainement bien rincé, masque de temps à autre son
visage rond-rougeaud. Avec son lourd accent cockney, il insulte le monde
entier. Arsenal qui vient de perdre contre Monaco. Manchester City qui n’a pas
fait mieux contre le Barça. Tout y passe. La France, les Français, les Arabes
et les Noirs. Le bar-discothèque qui vient de le mettre dehors a droit aussi à
son chapelet. Une femme, blonde, imposante doudoune et après-skis fluos, vient
vers lui. Elle le supplie de se calmer et de la suivre. Elle aussi encaisse son
flot d’injures avec le verbe en « f » comme virgule répétée à l’envi.
Deux hommes font leur apparition, presque aussi saouls que lui, incapables de
marcher droit, se laissant glisser mais en arrivant toujours à éviter la chute.
Chaque insulte les fait rire aux éclats. Les voici d’ailleurs qui s’y mettent
eux aussi. Les oreilles d’Arsène Wenger doivent siffler… Ils font ce qu’ils
veulent chez nous commentera, le lendemain, un haut-savoyard avec amertume. Et
d’assurer, l’air entendu, que la police et la gendarmerie ont reçu pour
consigne d’être très tolérants avec ces touristes aux poches pleines de pounds débarqués
en force grâce aux compagnies low-cost qui relient leur île à Genève. Mais
revenons au braillard. Epuisé, il s’est assis à même le sol. Ses potes essaient
de le soulever. En vain car son derrière colle à la glace… Fou rire général.
L’un d’eux propose d’uriner pour aider au dégivrage. Finalement, l’autre arrive
à se relever seul. L’équipage raffiné s’éloigne, chantant la gloire des Gunners
et promettant la guerre aux Monégasques.
Troisième
tableau. Température et soleil printaniers. La
cohorte de glisseurs, dérapeurs, tout-schusseurs sans oublier les inévitables
chasse-neigeurs ne cesse de défiler. On entend le crissement de leurs carres bien
affutées, on suit leurs arabesques, harmonieuses et fluides pour certains,
heurtées et saccadées pour d’autres. Un cours collectif s’engage au sommet
d’une piste bleue. Dix ans d’âge au maximum. De futurs flocons, enfin pour
celles et ceux qui réussiront l’examen dont le moniteur ne cesse de leur
rebattre les oreilles. Sont pas là pour se faire plaisir, ah ça non ! La
petite médaille, faut bien la mériter, faut du stress même en vacances. Une pédagogie
bien hexagonale... Le « mono » ouvre la voie, se retournant à peine.
Derrière lui, deux ou trois mordus se disputent la primeur de son sillage. Eux,
ont déjà compris le système. Il faut barrer la route à l’autre, ne pas hésiter
à lui mettre un coup d’épaule s’il le faut. La classification de ceux qui
suivent emprunte l’échelle de la prudence croissante. Celui-là, buste un peu
trop raide, tête trop penchée en avant, cherche avant tout à ne pas tomber.
Celle-là, a visiblement peur de la pente mais garde tout de même son équilibre.
Et puis, il y a celui qui ferme la marche. Le pauvre chou a déjà quelques
mètres de retard et peine à trouver la bonne trajectoire. Un ado surfeur,
bonnet aux pompons multicolores, lui ferme brutalement le passage. Le gamin
tombe. L’un de ses skis se décroche. Le temps de se relever, de rechausser, son
groupe est déjà loin. Il hésite. Regarde autour de lui et finit par s’assoir
dans la neige dont il fait quelques boules pour s’amuser. Les minutes passent.
Des trois étoiles déboulent. Il les regarde filer. Une monitrice s’arrête. Elle
lui demande avec lequel de ses collègues il skie. Il ne sait pas. Il a oublié
le prénom. Elle hausse les épaules et lui conseille d’attendre sur place. Vingt
minutes plus tard, son groupe repasse enfin. Le moniteur s’arrête à grands
effets. Remontrances immédiates avec cet avertissement pour conclure avant de
rebasculer vers l’aval : « continue comme ça et tu n’auras pas ta
médaille… ».
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