Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 23 mars 2015

La chronique du blédard : La preuve par Thiam

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 19 mars 2015
Akram Belkaïd, Paris
 
On appelle ça un cas d’école, autrement dit de la matière pour une belle étude sociologique. Le genre de dossier qui permet d’éclairer à lui seul toute une problématique complexe. De quoi s’agit-il ? Il y a quelques jours, la presse économique internationale a annoncé la nomination de Tidjane Thiam, né en 1962, au poste de directeur général de Credit Suisse, la deuxième banque helvétique. Un événement majeur dans le paysage monochrome des patrons européens car la couleur de peau du concerné est noire. Déjà, en 2009, la désignation de cet ivoiro-français à la tête de l’assureur britannique Prudential avait constitué un événement très remarqué.
 
Mais c’est surtout une (triste) réalité qu’illustre ce nouveau pas de géant dans la carrière de Thiam. En effet, il faut d’abord savoir que ce dernier est respectivement diplômé de l’X (l’école polytechnique) dont il a été major de promotion (il a même défilé à sa tête lors du défilé du 14 juillet), de l’Ecole des Mines et de l’Insead. Autrement dit le triptyque magique qui mène à toutes les situations dorées dans le monde économique français. A condition, bien sûr, de ne pas être Noir car, malgré son cursus, Tidjane Thiam n’a jamais pu percer en France. Il a ainsi raconté à plusieurs reprises comment sa tête a violemment cogné le plafond de verre que n’importe quel membre des minorités dites visibles dans l’Hexagone a heurté au moins une fois dans sa vie. Malgré ses diplômes prestigieux, aucun chasseur de têtes n’a pu lui trouver un poste à la hauteur de ses compétences et c’est donc en toute logique qu’il a décidé de s’installer à Londres. « Il n’y a qu’en France qu’un Maghrébin ou un Noir diplômé de l’enseignement supérieur est obligé de devenir gardien de parking pour gagner sa vie » a relevé le banquier dans la presse.
 
Sitôt sa nomination au sommet de Credit Suisse connue, la presse de France n’a pas éludé cet aspect des choses. Elle en a même beaucoup parlé, fidèle à sa propension à insister sur les sujets relevant de l’autoflagellation. Mais il ne faut pas être dupe car cela ne changera rien aux mentalités qui prévalent au sein des élites françaises. Ces dernières sont essentiellement blanches, masculines et elles entendent bien le rester. C’est d’ailleurs le fonds du problème. Quoiqu’on en dise, montée du Front national ou pas, la France n’est pas un pays de racistes. Son problème, c’est la xénophobie, autrement dit la peur de l’étranger. La peur de l’Autre, de celui qui vient de l’autre côté de la Méditerranée, comme hier de celui qui venait de l’autre côté de la vallée. Cette peur est réelle tout comme l’islamophobie, terme qui, comme sa signification étymologique ne l’indique pas vraiment (peur de l’islam) est désormais synonyme de sentiment antimusulman.
 
Mais, dans le même temps, la « France d’en bas » bouge. Elle est celle des mariages mixtes (pour toutes les composantes ethniques), celle des mélanges, des fusions interculturelles, de l’émergence de cette nouvelle identité qui fait tant peur aux réactionnaires. Dans le quartier du présent chroniqueur, le restaurant le plus proche est tenu par un Marocain, le pressing l’est par un Turc, le café-bar par des Portugais, la supérette par des Chinois et le relais-presse par un Algérien, seul le marchand de vin étant un vrai « gaulois », et encore, sa mère est la fille d’un mineur polonais. Dans le quartier, toutes les origines cohabitent. Bien sûr, il est des moments où elles se jaugent, où elles se défient par l’attitude, le propos ou le regard mais elles savent aussi rire ensemble et partager ce qui fait le sel de la vie, autrement dit la convivialité.
 
Mais plus on grimpe dans l’échelle sociale et plus les rapports sont différents. Derrière un progressisme de façade, imposé par le politiquement correct et par des années de « sos-racismeries », les positions demeurent figées. Bien sûr, ici ou là, il existe quelques exceptions. Une ministre par-ci, un haut-fonctionnaire par-là, ou encore un diplomate mais l’idée même que des hiérarchies héritées de plusieurs décennies de domination sociale et ethnique puissent être remises en cause fait figure d’hérésie. Un Noir X-Mines-Insead reste donc d’abord un Noir. Les conseils d’administration qui ne l’ont pas adoubé au poste de dirigeant d’entreprise, ne se sont pas dit « qu’importe sa couleur, pourvu qu’il nous rapporte le plus fort dividende ». Non, ce qui est tout de même stupéfiant, c’est que leur prévention a été plus forte que l’habituel appât du gain qui fonde leurs décisions. Cet aveuglement vaut d’ailleurs aussi pour les femmes qui sont loin d’avoir gagné la parité, non pas au bas et à la moitié de l’échelle mais à son sommet.
 
La lecture de la biographie de Tidjane Thiam apporte un autre élément de réflexion. Pour rattraper le coup et montrer que la France entend désormais tirer profit des compétences qu’elle a poussé à s’exiler, le gouvernement français lui a commandé un rapport sur… l’Afrique. Voilà donc à quoi a été ramené ce, répétons-le, X-Mines-Insead, patron, à l’époque de la dite commande, d’un assureur dont le titre en Bourse de Londres fait partie de l’indice FTSE 100, le fameux et prestigieux « footsie ». Il n’est certainement venu à personne qu’il aurait pu livrer un rapport sur la compétitivité de la place financière de Paris en comparaison de celle de la City londonienne ou de Wall Street. Non, puisqu’il est Noir, il est donc forcément expert de l’Afrique et ne peut être que cela, prisonnier qu’il est d’une case prédéterminée, sans mauvais jeu de mots.
 
Refuser aux impétrants originaires d’ailleurs, le droit d’embrasser n’importe quel sujet et de se doter de n’importe quelle expertise est l’une des ruses préférées des élites monochromes pour garder la main. « Tu t’appelles Ali ? Vas donc travailler sur les sujets du monde arabe… Quoi, tu veux te spécialiser dans les économies scandinaves ? Mais quelle idée… » Prendre conscience de ce piège du système, quand on est par exemple étudiant et que l’on s’interroge sur le cursus à suivre, est donc la première étape pour remettre en cause ce monopole inflexible. En attendant, il risque de couler beaucoup d’eau sous les ponts de la Seine avant qu’un Noir ne devienne patron d’une entreprise du CAC40…
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