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Le
Quotidien d’Oran, jeudi 19 mars 2015
Akram
Belkaïd, Paris
On
appelle ça un cas d’école, autrement dit de la matière pour une belle étude sociologique.
Le genre de dossier qui permet d’éclairer à lui seul toute une problématique
complexe. De quoi s’agit-il ? Il y a quelques jours, la presse économique
internationale a annoncé la nomination de Tidjane Thiam, né en 1962, au poste
de directeur général de Credit Suisse, la deuxième banque helvétique. Un
événement majeur dans le paysage monochrome des patrons européens car la
couleur de peau du concerné est noire. Déjà, en 2009, la désignation de cet
ivoiro-français à la tête de l’assureur britannique Prudential avait constitué
un événement très remarqué.
Mais
c’est surtout une (triste) réalité qu’illustre ce nouveau pas de géant dans la
carrière de Thiam. En effet, il faut d’abord savoir que ce dernier est respectivement
diplômé de l’X (l’école polytechnique) dont il a été major de promotion (il a
même défilé à sa tête lors du défilé du 14 juillet), de l’Ecole des Mines et de
l’Insead. Autrement dit le triptyque magique qui mène à toutes les situations
dorées dans le monde économique français. A condition, bien sûr, de ne pas être
Noir car, malgré son cursus, Tidjane Thiam n’a jamais pu percer en France. Il a
ainsi raconté à plusieurs reprises comment sa tête a violemment cogné le
plafond de verre que n’importe quel membre des minorités dites visibles dans
l’Hexagone a heurté au moins une fois dans sa vie. Malgré ses diplômes
prestigieux, aucun chasseur de têtes n’a pu lui trouver un poste à la hauteur
de ses compétences et c’est donc en toute logique qu’il a décidé de s’installer
à Londres. « Il n’y a qu’en France qu’un Maghrébin ou un Noir diplômé de
l’enseignement supérieur est obligé de devenir gardien de parking pour gagner
sa vie » a relevé le banquier dans la presse.
Sitôt
sa nomination au sommet de Credit Suisse connue, la presse de France n’a pas
éludé cet aspect des choses. Elle en a même beaucoup parlé, fidèle à sa
propension à insister sur les sujets relevant de l’autoflagellation. Mais il ne
faut pas être dupe car cela ne changera rien aux mentalités qui prévalent au
sein des élites françaises. Ces dernières sont essentiellement blanches,
masculines et elles entendent bien le rester. C’est d’ailleurs le fonds du
problème. Quoiqu’on en dise, montée du Front national ou pas, la France n’est
pas un pays de racistes. Son problème, c’est la xénophobie, autrement dit la
peur de l’étranger. La peur de l’Autre, de celui qui vient de l’autre côté de
la Méditerranée, comme hier de celui qui venait de l’autre côté de la vallée.
Cette peur est réelle tout comme l’islamophobie, terme qui, comme sa
signification étymologique ne l’indique pas vraiment (peur de l’islam) est
désormais synonyme de sentiment antimusulman.
Mais,
dans le même temps, la « France d’en bas » bouge. Elle est celle des
mariages mixtes (pour toutes les composantes ethniques), celle des mélanges,
des fusions interculturelles, de l’émergence de cette nouvelle identité qui
fait tant peur aux réactionnaires. Dans le quartier du présent chroniqueur, le
restaurant le plus proche est tenu par un Marocain, le pressing l’est par un
Turc, le café-bar par des Portugais, la supérette par des Chinois et le
relais-presse par un Algérien, seul le marchand de vin étant un vrai
« gaulois », et encore, sa mère est la fille d’un mineur polonais.
Dans le quartier, toutes les origines cohabitent. Bien sûr, il est des moments
où elles se jaugent, où elles se défient par l’attitude, le propos ou le regard
mais elles savent aussi rire ensemble et partager ce qui fait le sel de la vie,
autrement dit la convivialité.
Mais
plus on grimpe dans l’échelle sociale et plus les rapports sont différents.
Derrière un progressisme de façade, imposé par le politiquement correct et par des
années de « sos-racismeries », les positions demeurent figées. Bien
sûr, ici ou là, il existe quelques exceptions. Une ministre par-ci, un
haut-fonctionnaire par-là, ou encore un diplomate mais l’idée même que des
hiérarchies héritées de plusieurs décennies de domination sociale et ethnique
puissent être remises en cause fait figure d’hérésie. Un Noir X-Mines-Insead
reste donc d’abord un Noir. Les conseils d’administration qui ne l’ont pas
adoubé au poste de dirigeant d’entreprise, ne se sont pas dit « qu’importe
sa couleur, pourvu qu’il nous rapporte le plus fort dividende ». Non, ce
qui est tout de même stupéfiant, c’est que leur prévention a été plus forte que
l’habituel appât du gain qui fonde leurs décisions. Cet aveuglement vaut
d’ailleurs aussi pour les femmes qui sont loin d’avoir gagné la parité, non pas
au bas et à la moitié de l’échelle mais à son sommet.
La
lecture de la biographie de Tidjane Thiam apporte un autre élément de
réflexion. Pour rattraper le coup et montrer que la France entend désormais
tirer profit des compétences qu’elle a poussé à s’exiler, le gouvernement
français lui a commandé un rapport sur… l’Afrique. Voilà donc à quoi a été
ramené ce, répétons-le, X-Mines-Insead, patron, à l’époque de la dite commande,
d’un assureur dont le titre en Bourse de Londres fait partie de l’indice FTSE
100, le fameux et prestigieux « footsie ». Il n’est certainement venu
à personne qu’il aurait pu livrer un rapport sur la compétitivité de la place
financière de Paris en comparaison de celle de la City londonienne ou de Wall
Street. Non, puisqu’il est Noir, il est donc forcément expert de l’Afrique et
ne peut être que cela, prisonnier qu’il est d’une case prédéterminée, sans
mauvais jeu de mots.
Refuser
aux impétrants originaires d’ailleurs, le droit d’embrasser n’importe quel
sujet et de se doter de n’importe quelle expertise est l’une des ruses
préférées des élites monochromes pour garder la main. « Tu t’appelles Ali ?
Vas donc travailler sur les sujets du monde arabe… Quoi, tu veux te spécialiser
dans les économies scandinaves ? Mais quelle idée… » Prendre
conscience de ce piège du système, quand on est par exemple étudiant et que
l’on s’interroge sur le cursus à suivre, est donc la première étape pour
remettre en cause ce monopole inflexible. En attendant, il risque de couler
beaucoup d’eau sous les ponts de la Seine avant qu’un Noir ne devienne patron
d’une entreprise du CAC40…
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