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Le
Quotidien d’Oran, jeudi 9 juillet 2015
Akram
Belkaïd, Paris
Il
est seize heures à Paris. Le hall Méditerranée de la gare de Lyon est envahi
par la fournaise et, sur le panneau d’affichage, le quai du train à grande
vitesse pour Nice via Marseille n’est toujours pas indiqué. Le TGV 2935 est
pourtant censé partir dans quinze minutes mais aucune information n’est donnée.
Ce n’est qu’au moment de ce qui aurait dû être le départ prévu qu’une annonce
précise enfin aux voyageurs que « rapport à des problèmes dans le
nettoyage » (sic) le dit attelage aura un peu de retard. Combien ? Ce
n’est pas dit. Il faut attendre en râlant ouvertement ou en rongeant son frein,
debout et poisseux dans la chaleur moite. « Avec TGV, ça sent déjà la fête »
proclame un panneau de réclame…
Une
heure et demie plus tard, motrice et voitures démarrent enfin. Dans la voiture
numéro 11, on assiste à l’inévitable dispute au sujet des places attribuées. Une
jeune femme, la trentaine, s’est installée dans ce que la compagnie appelle un
« duo côte à côte», comprendre deux sièges contigus. « J’aimerais
voyager avec mon ami » explique-t-elle en minaudant au détenteur de la
place, un homme du même âge, en bermuda et tongs. Celui-ci sourit et demande où
il doit donc s’installer. « Ma place est juste derrière »,
répond-elle. Et là, l’autre fait la mine car « derrière » désigne cet
espace cauchemardesque de quatre sièges en carré où l’on ne peut bouger ses
jambes de quelques millimètres sans toucher son vis-à-vis. « Désolé, mais non, je préfère garder ma
place » dit-il avec fermeté. La jeunette se lève de mauvaise grâce et
laisse échapper un « pfff, les abrutis sont vraiment partout… ». Là,
on se dit que cela va chauffer (et que l’on tient un sujet de chronique), mais
non. Monsieur Bermuda a fait semblant de ne rien entendre. Il s’installe, sort
de son sac à dos un ordinateur, un gros casque onéreux et le voici qui regarde
le premier épisode de la cinquième saison de Game of Thrones. Attentif, on note que l’ami de la dame grossière
est resté silencieux (il finira par se lever et la rejoindre au « carré famille »).
Le
train file maintenant à grande vitesse, le calme s’est installé dans la
voiture, troublé de temps à autre par celles ou ceux, et ils sont nombreux, qui
estiment que parler au téléphone – et partager sa vie avec le reste des
voyageurs – n’est certainement pas une incivilité. Mais d’autres considérations
viennent à l’esprit du présent chroniqueur quand il entend le message
suivant : « Bonjour, je suis Claudine votre barista et je vous
attends à notre voiture bar où j’aurais le plaisir de vous servir une variété
de plats, etc… ». On pense alors au dernier livre de l’écrivain Benoît
Duteurtre sur ce qu’est devenu le voyage en train (1). Terminé le temps de la
voiture-restaurant, des buffets de gare, de la magie des trains de nuit, de
l’ambiance unique de ces lieux auxquels le cinéma et la littérature ont tant
aimé rendre hommage (2). Aujourd’hui, les gares, raconte Duteurtre, ressemblent
à des centres commerciaux et la SNCF se prend pour une compagnie aérienne comme
en témoigne l’élément de langage suivant : ses personnels ne disent plus
« ‘la’ SNCF vous souhaite un bon voyage » mais « SNCF vous
souhaite… ». Et ses employées de la voiture-bar - qui servent des plats
réchauffés (au quinoa !) et d’infâmes breuvages – ont le culot de se
présenter comme « baristas », autrement dit de grands spécialistes du
café…
Le
train a dépassé Avignon depuis longtemps quand une annonce provoque un peu
d’agitation. « Madame, Monsieur, pour rattraper notre retard et pour
arriver dans les temps à Nice, nous vous informons que les passagers à
destination de Marseille devront descendre à la gare d’Aix-en-Provence. Ils
pourront prendre un autre TGV qui nous suit. Nous vous remercions pour votre
compréhension ». Unanimes, les commentaires moquent cette volonté de
« SNCF » de tout faire pour ne pas avoir à dédommager les passagers à
destination de Nice en raison du retard supérieur à une heure. Un contrôleur
passe. A celles et ceux qui lui demandent si le délai d’attente ne va pas être
trop long à Aix, il répète que le train qui suit est « juste
derrière ». On se lève, on se prépare. On réalise à la dernière minute ou
presque qu’un groupe de voyageurs chinois à destination de Marseille n’a rien
compris à l’annonce. On leur explique, on leur dit qu’il faut qu’ils descendent
absolument à Aix. Ils sont méfiants, semblent peu convaincus – « no Aix,
massay, no Aix » répondent-ils aux âmes charitables - mais le contrôleur
qui repasse leur confirme la chose. « You go out in Aix to go to
Marseille. Take next train, ok ? »
On
se retrouve donc sur le quai d’Aix-TGV. Le train que l’on vient de quitter
n’est pas encore parti. On demande aux employés sur le quai de confirmer qu’un
second va bientôt récupérer cette grosse troupe vaguement solidaire et quelque
peu remontée. La réponse est positive (soulagement) mais une précision
goguenarde provoque un tollé général : le fameux TGV qui suit n’arrive que
dans une heure trente… Ça crie, ça se met en colère, ça insulte. En somme, la hachwa en beauté. Alors que le 2935
démarre, l’un des arnaqués tente de s’accrocher à la porte pour le retenir. On
le convainc que cela ne sert à rien et qu’il risque juste de se tuer. Les
Chinois, eux, ne sont pas très contents, persuadés qu’ils viennent de se faire
arnaquer par d’indélicats compagnons de voyage… L’auteur de ces lignes préfère
quant à lui profiter du paysage. Au loin, la Sainte-Victoire baigne dans une
magnifique lumière orangée et cela suffit à oublier le reste, cet esprit
mesquin et cette inclinaison à l’arnaque qui caractérise désormais nombre de
pseudo services publics.
Nous
voici enfin dans le train qui suivait « juste derrière ». Nombre de
naufragés se retrouvent dans la voiture-bar où le baristo, barista, baristoto
ou baristota – allez savoir comment on dit - termine de nettoyer la cage à
poules qui lui sert de kitchenette. Un voyageur lui demande s’il n’y a rien de
prévu pour ceux qui viennent de monter et qui viennent de subir un retard de
trois heures. Un verre d’eau, une consommation gratuite, juste quelque chose
pour montrer que « SNCF » est bien désolée de ce qui nous arrive.
L’autre hausse les épaules, dit qu’il n’est pas au courant, qu’il n’a rien à
offrir, que « son » train est à l’heure, que du reste, il n’a que
faire et que, de toutes les façons, le bar est fermé. En somme, une
démonstration en direct de ce qu’est la réalité du service –client dans une
compagnie qui, finalement, se prend pour ce qu’elle n’est pas et qui,
libéralisation et marchandisation obligent, a oublié ce qu’elle fut.
(1)
La nostalgie des buffets de gare,
Payot.
(2)
On peut profiter de l’été pour retrouver cette ambiance en lisant La Maldonne des sleepings de Tonino
Benacquista.
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