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Le Quotidien d’Oran,
jeudi 30 juillet 2015
Akram Belkaïd,
Paris
En 2002, la
victoire électorale du Parti de la justice et du développement (AKP ou, Adalet
ve Kalkinma Partisi) a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire moderne de la
Turquie. Dans un contexte économique et financier difficile, les réformes mises
en place par la formation islamiste, ou islamo-conservatrice, ont contribué à
doper la croissance et à améliorer le niveau de vie général au point qu’elles
sont devenues une référence à suivre pour d’autres pays émergents. Dans le même
temps, cette prospérité a été accompagnée par d’importants changements, l’un d’entre
eux étant le retrait progressif de l’armée du champ politique. Les dirigeants
de l’AKP ont ainsi tiré profit des négociations, certes difficiles et
incertaines, en vue de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE) pour
moderniser une partie des structures politiques et économiques de leur pays. Enfin,
forte d’un prestige retrouvé, Ankara renouait de manière spectaculaire avec le
monde arabe, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, évoquant alors un
retour de « l’Histoire à son cours normal ».
Treize ans plus
tard, la donne a complètement changé. Le « modèle turc » - peut-être
trop vite consacré comme source d’inspiration possible pour les pays
arabo-musulmans – est en train de battre de l’aile miné par un autoritarisme de
plus en plus inquiétant. En décidant de mettre fin au processus de paix avec le
Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK ou Partiya Karkerên Kurdistan) et en étendant
aussi la répression contre de multiples forces politiques turques, pourtant légales,
le président Recep Erdogan vient de démontrer qu’il ne reculera devant rien
pour renforcer son pouvoir personnel. En effet, la principale grille de lecture
des récents événements en Turquie concerne avant tout la politique intérieure
de ce pays. Pour mémoire, le 7 juin dernier, l’AKP, bien que vainqueur du
scrutin législatif, n’a pu obtenir la majorité absolue à la Grande Assemblée
nationale de Turquie. Un revers de taille pour Erdogan dont l’un des objectifs
est d’étendre ses prérogatives en tant que président de la république. Un
changement qui passe par une révision constitutionnelle que l’AKP ne peut
mettre en place qu’en disposant du contrôle des deux tiers du Parlement.
Le 7 juin, l’ambition
ultra-présidentielle d’Erdogan a été contrée par deux faits majeurs. Le premier
est la montée en puissance du parti d’action nationaliste (MHP ou Milliyetçi
Hareket Partisi) fondamentalement opposé au processus de paix entamé en 2012
entre Ankara et le PKK via des négociations avec le leader kurde emprisonné Abdullah
Öcalan. Le second est l’émergence du Parti démocratique des peuples (HDP ou Halkların
Demokratik Partisi) qui a fait son entrée pour la première fois au Parlement. A
l’origine pro-kurde, cette formation progressiste, très populaire au sein de la
jeunesse turque, entend représenter toute la société y compris ses minorités qu’elles
soient ethniques, religieuses voire sexuelles. S’inscrivant dans la foulée du
mouvement protestataire de l’été 2013, cette coalition de plusieurs partis et
association de gauche est souvent qualifiée de « Syriza turque ».
En s’en prenant au
PKK mais aussi au HDP, Reccep Erdogan entend donc faire coup double. D’abord,
il envoie un message de séduction aux nationalistes en leur assurant qu’il n’y
aura jamais d’Etat kurde et que même une autonomie du sud-est du pays dans le
cadre d’une décentralisation telle que souhaitée par le PKK n’aura pas
lieu. Ensuite, il se débarrasse d’une
formation politique, en l’occurrence le HDP, qui lui a coûté de précieuses
voix. Car le scénario qui est en
train de se dérouler est clair comme de l’eau de roche. Assuré de l’inertie
complice de ses alliés occidentaux – lesquels ont besoin de la Turquie dans la
lutte contre l’Organisation de l’Etat islamique (EI) et contre le régime de
Bachar al-Assad -, Erdogan entend faire interdire le HDP et ses composantes et
les empêcher ainsi de se présenter aux législatives anticipées qui vont
certainement avoir lieu à l’automne prochain. Des législatives qui, si elles
donnent la majorité absolue à l’AKP, ouvriront donc la voie à la mise en place
d’un régime présidentiel… Selahettin Demirtas, président du HDP ne s’y est d’ailleurs
pas trompé en déclarant que le
seul délit de son parti « c’est d’avoir fait 13% [des suffrages] aux dernières
élections ».
La répression, car
c’en est une, contre le HDP s’explique aussi par le fait que ce parti représente
tout ce qu’Erdogan déteste en terme de valeurs et d’orientations politiques. Idées
de gauche, engagement écologique (comme lors de la défense du Parc Gazi à
Istanbul en 2013), défense des minorités, et opposition à l’alliance avec l’Organisation
du Traité atlantique (Otan) et les Etats-Unis : tout cela ne correspond
pas à la vision conservatrice et religieuse d’Erdogan. Pendant longtemps, le
leader de l’AKP a donné l’impression d’être partisan du pluralisme et de la démocratie
même si, à propos de cette dernière, il a déclaré un jour qu’elle était « comparable
à un bus qui finit toujours par s’arrêter quelque part ». Aujourd’hui, il
reste tout de même à savoir si cette dérive autoritariste est soutenue par les
membres de l’AKP ou si elle est le résultat d’une ambition personnelle dévorante.
Cette mise en
perspective en matière de politique interne turque permet donc de mieux appréhender
l’autre « virage » récent de la Turquie autrement dit sa décision de
s’attaquer (enfin) à l’organisation de l’Etat islamique. Bombardements aériens
et création annoncée d’une « zone protégée » avec le concours des
Etats-Unis ont donné à penser qu’Ankara considère désormais que la priorité n’est
plus la chute du régime d’Assad mais bien la lutte contre l’EI. Autant le dire,
la réalité de ce recentrage reste à prouver. Jusqu’à présent, la stratégie
turque a surtout consisté à empêcher que les Kurdes de Syrie, alliés au PKK, ne
contrôlent de trop grands territoires cela quitte à « ménager » l’EI
jugé, il y a encore quelques jours, comme indispensable pour l’affaiblissement
d’Assad. Officiellement, c’est l’attentat suicide dans la ville de Suruç qui,
le 20 juillet dernier, a coûté la vie à 32 personnes (dont de nombreux jeunes
de gauche engagés dans un mouvement de solidarité avec la population de Kobané
ou Ayn el-Arab), a changé la donne et mis fin à l’indulgence (coupable) de la
Turquie à l’égard de l’EI. Mais seul le temps confirmera ce changement. En
attendant, la Turquie s’en retourne à pas rapide vers les périodes de fer,
celles où la gauche et les mouvements kurdes étaient impitoyablement persécutés.
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