Le Quotidien d’Oran, jeudi 3 décembre 2015
Akram Belkaïd, Paris
C’est une vidéo édifiante qui circule sur les
réseaux sociaux. Datant du 2 octobre 2015, et d’une durée de neuf minutes, on y
découvre un moment bien précis des délibérations du Conseil régional de
Lorraine. L’un des points à l’ordre du jour concerne une demande d’aide
financière à accorder à une entreprise locale pour la mise en place d’un centre
de formation à la guerre et au maniement des armes. On y apprend très vite que
le public concerné par cet apprentissage particulier est composé de soldats
saoudiens. Sans éclats de voix, la majorité des partis présents dans l’enceinte
critiquent ouvertement ce projet, rappellent avec des propos plus ou moins
pertinents la nature politique de la monarchie saoudienne – une élue insiste
sur la condamnation à la prison et au fouet du bloggeur Raif Badawi - et
finissent par se prononcer contre le financement demandé (600.000 euros) ou
s’abstiennent de voter. Seul le groupe socialiste, représenté en plus grand
nombre, vote pour et le projet est donc adopté…
Bien entendu, il est délicat de partir de cet
exemple précis pour en tirer des conclusions générales. Il n’empêche. Depuis
les attentats sanglants du 13 novembre dernier à Paris, une grande partie de
l’opinion publique française s’interroge quant à la responsabilité, directe ou
indirecte, de la monarchie wahhabite dans la propagation du terrorisme
islamiste aux quatre coins de la planète. Pour autant, ces interrogations,
légitimes, ne sont guère relayées par les média hexagonaux ou par la classe
politique (exception faite du Front national). Plus prudents pour ne pas dire
attentistes, ces derniers se sont tout de même emparés avec avidité d’un texte
de l’écrivain Kamel Daoud publié en français dans la rubrique opinion du New York Times (*). Intitulée,
« L’Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi », cette analyse rappelle
la différence ténue entre ce pays et le groupe Etat islamique (EI) en terme
d’idéologie politico-religieuse mais aussi de non-respect des droits de
l’homme.
En somme, Kamel Daoud a écrit ce que nombre de
nos confrères français rechignent à dire ou à publier par eux-mêmes en raison
de pressions évidentes et des non-dits qui entourent le traitement de ce sujet.
Certes, le « Qatar-bashing » a la vie longue mais il sert surtout de
manœuvre dilatoire destinée à faire oublier que le fond du problème se trouve à
Riyad et non à Doha. Pour ce qui est de l’Arabie Saoudite, la prudence est donc
de mise. Certains patrons de presse, marchands d’armes ou de luxe, n’aiment pas
trop que l’on titille ce client très très riche. Quant aux responsables
politiques aux affaires, ils ne pensent qu’au business et sont d’ailleurs
prompts à dédouaner la monarchie. « L’Arabie Saoudite et le Qatar luttent
contre Daesh (…) C’est incontestable » a ainsi déclaré le Premier ministre
Manuel Valls quelques jours après les attaques contre Paris. Le croira qui veut…
Rappelons juste au passage ce tweet triomphant du chef de gouvernement après sa
visite officielle à Riyad à la mi-octobre : « France-Arabie saoudite : dix
milliards d'euros de contrats ! Le gouvernement mobilisé pour nos entreprises
et l'emploi ».
N’importe quel progressiste de confession ou de
culture musulmane le sait bien. Diffuser des idées modernes, séculaires ou tout
simplement démocratiques n’est guère aisé face à la force de frappe du
wahhabisme, de ses réseaux et de ses moyens financiers illimités. Quand on
explique cela à celles et ceux qui multiplient les injonctions à l’égard des
musulmans européens pour qu’ils se désolidarisent du terrorisme, on obtient des
réactions gênées, peu convaincues ou bien alors d’un cynisme avoué. Le business, c’est le business et il est
plus facile de perquisitionner une mosquée que de mettre en place une enquête
parlementaire sur la responsabilité des monarchies du Golfe dans le chaos qui
affecte aujourd’hui au moins trois continents.
La manière dont l’Arabie saoudite est préservée
par les autorités politiques françaises (et occidentales) met en relief, non
pas l’influence directe des dirigeants saoudiens sur leurs homologues mais
l’activisme incessant des groupes industriels qui font d’excellentes affaires
dans le Golfe (ou ailleurs). Ainsi, quand un homme politique français hésite à
dire du mal de l’Arabie Saoudite, ce n’est pas parce qu’il craint la réaction
de cette monarchie (les diplomates sont là pour rattraper le coup) mais c’est
parce qu’il est redevable à tel ou tel groupe de pression dont les gazettes
parlementaires et politiques ne parlent presque jamais.
De son côté, Riyad, certainement conseillé par
de puissants cabinets occidentaux de relations publiques, tient absolument à empêcher
que l’amalgame « wahhabisme – Daech » continue à être fait. Des
poursuites en justice systématiques sont donc évoquées. Celles et ceux qui
envisagent de rappeler la manière dont l’Etat saoudien est né au début du XXème
siècle, avec les innombrables et effroyables massacres commis par les milices
bédouines alliées du roi Ibn Saoud – les fameux Ikhwan que le souverain a fini
par mettre au pas avec l’aide de l’armée britannique – savent donc les risques
désormais encourus.
La presse saoudienne a d’ailleurs lancé une
offensive qui ne passe pas inaperçue. Selon le blog spécialisé « The
Mideastwire », nombre de journaux mais aussi de télévisions de la
péninsule tentent d’accréditer la thèse que le terrorisme qui a sévi à Paris
est d’essence occidentale. Il est ainsi rappelé que Abdelhamid Abaoud, le
« cerveau » des attentats de Paris, a suivi une partie de ses études
dans « une école catholique ». Ce qui expliquerait sa dérive
puisqu’il n’aurait pas suivi les bons préceptes wahhabites qui, comme chacun le
sait, sont la représentation même de la tolérance et de la modernité. A l’occasion,
il faudra peut-être se pencher aussi sur le cursus scolaire et universitaire
des quinze saoudiens impliqués dans les attentats du 11 septembre 2001…
(*) 20 novembre 2015, texte disponible sur internet,
www.nytimes.com
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