Le Quotidien d’Oran, jeudi 12 janvier 2017
Akram Belkaïd, Paris
Pour commencer, il y a le souvenir des rires et des courses.
Des enfants partout, aussi nombreux, peut-être plus nombreux, que les adultes.
Des cousins, des copains, des amis. Plaisanteries, chamailleries, premiers
chagrins d’amour. Certains se voient encore aujourd’hui, d’autres ont pris des
chemins différents. Les souvenirs, eux, restent. Revenons à cette belle maison
au pied de la montagne et des forêts de pins. Ce n’est pas encore l’heure du
repas mais le méchoui qui cuit sous la braise affole toutes les papilles. C’est
l’été, le temps des vacances et du bonheur. Le vrai. Celui qui va avec
l’insouciance, la chaleur à l’heure de la sieste et l’omniprésence de la mer.
Ce matin, les uns ont dormi après une longue veillée sous les étoiles. Les
autres, sont allés nager très tôt à la crique, petite anse aux galets râpeux où
un promontoire rocheux invite à des plongeons plus ou moins téméraires dans des
eaux où les algues effraient les habitués des bancs de sable de Tipasa ou
Zeralda. Attention aux murènes les garçons, ne mettez pas la main dans les
trous de rochers…
La table se prépare. Les adultes seront à la fête. Les
enfants ne perdent pas de temps et partent à l’assaut. Ne rien rater, ne rien
laisser passer, prélever sa dime. Aujourd’hui méchoui d’agneau, demain poisson,
merguez et brochettes le surlendemain. Avec un peu de chance, les nageurs du
matin auront ramené assez d’oursins. Un coupe-pain pour les trancher en deux,
un chouia de citron, une bonne mie chaude et l’affaire est vite réglée. Un sort
aussi rapide est fait aux sardines grillées ou une la méchouïa made in Tunisia.
Allégresse méditerranéenne, rigolades algériennes, moments uniques, hors du
temps, des problèmes divers et des soucis d’approvisionnement. Les enfants,
donc. Happer, manger mais impossible de tirer au flanc. Hé, toi, où tu vas
comme ça ? Allez, prends ça, jamais les mains vides. « Jamais les
mains vides », expression conservée et transmise aux nouvelles générations
élevées loin du soleil éclatant et de l’écume grège.
Les invités sont nombreux. « Invités » ? Le
terme ne convient pas. Il est trop formel. Trop guindé. Parlons plutôt de
convives. En maillots, en shorts ou robes légères. Les pieds sont souvent nus,
les peaux bronzées, encore salée. Ça parle, ça tchatche, ça anecdotise, ça repasse
les vieilles histoires du lycée de Ben Aknoun, futur El Mokrani. Les souvenirs
de Ténès, l’UST, le basket, « choufni Moh », feinte du regard et
panier. Ça parle un peu politique, mais pas trop. C’est une époque où la gangue
s’est refermée. On ne sort pas du pays sans autorisation mais on se dit encore
que les choses s’amélioreront. Ce n’est pas le moment de s’interroger sur ce
que veut vraiment l’austère colonel. On attendra d’être moins nombreux, à
l’heure du café et pousse-café d’après la sieste. En attendant, il faut que ce
méchoui cuise enfin.
Au centre de tout, il y a celui que les enfants appellent
« Tonton Boubou », les adultes « Boubou », ses amis diront
aussi Abdelkader voire Si Abdelkader. Cet homme, ancien membre à part entière
du cinq entrant de l’UST durant les année Cinquante, a toujours pratiqué la
porte ouverte, ou plus exactement, le portail ouvert. Chez lui, on vient
d’Alger, de Miliana, de Koléa ou du sud de la France. S’il y a à manger pour
vingt, il y en aura pour trente. Zid koursi, encore un tabouret, une table
pliante, un plateau. L’hôte est généreux, il n’a que faire des petits calculs. En
maillot ou en short, attentif à tout, le torse ruisselant de sueur, il veille
avec le fidèle Djillali au bon ordre des choses. Un problème ? Une chaise
branlante ? Un banc qui oscille ? Les outils sortent vite de la
remise.
Il y a des gens qui personnifient l’hospitalité et d’autre
pas. Il est question ici de cette hospitalité telle qu’elle s’entendait dans
les pays du Sud. Celle dont la table des lois stipule que l’on peut arriver et
repartir à sa guise. Que celui qui vient pour le couvert, et parfois pour le
gite, est lui-même un hôte et que l’on serait bien mesquin de ne rien partager
avec lui. Impossible de fixer des horaires d’arrivée ou de départ contrairement
à ce que certaines méchantes blagues racontent en Algérie à propos des
habitants de Blida. Bien sûr, cette générosité conviviale implique nombre de
désagréments. Dans le lot des
présents, se glissent quelques inévitables pique-assiettes, des gens qui, une
fois rentrés chez eux, oublieront tout et ne renverront, s’ils sont sollicités en
retour, que quelques miettes dérisoires.
Il y a un plaisir à donner et à accueillir. L’hospitalité
procure une joie qui dépasse les déconvenues. Quoi de mieux qu’un hourra
des affamés ou qu’une communion autour d’une table. Bien sûr, on est
« envahi », on connaît peu la solitude et la tranquillité, du moins à
la belle saison. Mais il y a cette satisfaction d’avoir pu offrir de soi et
même, ce qui est peut-être normal pour un directeur de collège, de pratiquer
l’éducation silencieuse. Une éducation au partage. L’enfant qu’était alors
l’auteur de ces lignes a souvent observé en silence, de loin, cet hôte du
Chenoua. Toujours heureux de rendre heureux, et suffisamment fort pour passer
outre les déconvenues et les comportements inconvenants. L’intéressé surprenait
parfois le regard scrutateur et souriait en retour, demandant s’il manquait
quelque chose, si l’on avait bien mangé ou proposant de participer à une pêche
aux oursins le lendemain. Il s’en allait ensuite vers celles et ceux qui
s’installaient pour un rami aux enchères ou une bonne vieille crapette. Le soir
commençait à tomber. En contrebas, la mer affichait ses promesses du lendemain
et l’enfant entrevoyait alors une vérité absolue : les maisons ouvertes ne
peuvent qu’appeler le bonheur.
Cette chronique est dédiée à la mémoire de Si Abdelkader
Bourahla.
Nous sommes à Dieu et c’est à Lui que nous revenons.
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