Le Quotidien d'Oran, jeudi 11 juillet 2013
Akram Belkaïd, Paris
La situation en Egypte ne peut laisser personne indifférent. Quoi que l’on pense de son chaos, de sa démesure, de sa démographie mal maîtrisée et de son positionnement géopolitique controversé (du fait de sa « paix froide » avec Israël), il ne faut jamais oublier que l’évolution de ce grand pays a toujours influencé le monde arabe. En ce sens, le coup d’Etat militaire, car c’en est un, contre l’ex-président Morsi est une très mauvaise nouvelle. Au-delà des terribles dangers que cela fait peser sur la paix civile, c’est une régression manifeste, deux ans après l’émergence d’un souffle nouveau sur une région du monde longtemps déclarée inapte à la démocratie et à l’Etat de droit.
Pour autant, il faut rester optimiste car rien n’est joué. L’Histoire, on ne le répètera jamais assez, n’est pas une connexion haut-débit où tous les défis seraient surmontés à la vitesse d’un clic de souris. N’en déplaise aux cyniques et aux nostalgiques des régimes forts pour ne pas dire dictatoriaux, la dynamique enclenchée en 2011 ne va pas s’essouffler. Les attentes des peuples sont trop importantes, les enjeux politiques et économiques trop grands pour que ce brutal coup d’arrêt provoqué par la soldatesque du Caire ne soit définitif (gageons d’ailleurs que les « rebelles » du mouvement Tamarroud à l’origine de la chute de Morsi ne tarderont pas à s’opposer à l’armée).
La déposition de l’ex-président, la sanglante répression contre les Frères musulmans, la disparition des pénuries de produits alimentaires et l’aide financière massive soudainement annoncée par l’Arabie saoudite (ce grand défenseur de la démocratie…) et les Emirats arabes unis peuvent faire penser que la donne égyptienne est en train de changer. Mais, qu’on le veuille ou non, l’islamisme politique y demeure une force incontournable et la même question reste posée : comment le vaincre dans un contexte de transition démocratique ? En Egypte aujourd’hui, comme en Algérie en 1992, la réponse apportée a été, in fine, le recours à la force et donc la négation de la démocratie au nom, justement, de la protection de cette démocratie (mais au risque de la discréditer de manière définitive). On connaît le débat à ce sujet et il est loin d’être clos. Au cours de ces derniers jours, on a pu lire des articles stupéfiants de mauvaise foi où des démocrates patentés justifiaient le recours à la force, balayant d’un revers de manche la légitimité électorale du président égyptien en lui opposant la nécessité d’écouter la colère du peuple. Question : que fera-t-on demain si un non-islamiste est élu à la tête de l’Egypte et que les Frères musulmans arrivent à mettre vingt millions de manifestants dans la rue ?
De fait, l’on a assisté à un déferlement de commentaires acerbes pour ne pas dire haineux qui traduisaient bien le fait que, finalement, la victoire électorale de Morsi en juin 2012 n’a jamais été acceptée par nombre de ses opposants. Ouvrons ici une parenthèse. Pour soutenir le coup d’Etat, c’est l’argument d’incompétence qui a été le plus utilisé. En clair, et pour résumer, Morsi aurait mené l’Egypte vers l’abime. Un an à peine pour être jugé de manière aussi définitive, quelle bien étrange célérité… Certes, personne ne se risquera à qualifier sa présidence plus que partisane de réussite. Bien au contraire. Mais a-t-il fait pire que les gouvernements qui l’ont précédé ? Pas sûr et rappelons au passage que la communauté internationale sans compter le Fonds monétaire international (FMI) étaient plutôt enclins à une critique mesurée à son égard. Surtout, il ne faut pas oublier que Morsi et son équipe se sont heurtés à ce fameux « Etat profond », cet héritage du régime Moubarak, notamment l’appareil judiciaire, qui n’a jamais disparu et pour qui le désordre actuel est une bénédiction. Fin de la parenthèse.
Revenons donc à la question essentielle et fondamentale. Comment vaincre l’islamisme politique ? Au risque de se répéter, le présent chroniqueur a toujours la même position depuis le début des années 1990 et les prémisses de la tragédie algérienne. La seule manière de le battre de manière durable et sans le renforcer (ce que vient de faire le coup d’Etat en Egypte), c’est de l’affronter sur le terrain politique, économique et social avec, au final, une victoire électorale qui ne souffre d’aucune contestation ni d’aucun chaperonnage militaire.
Plus facile à écrire qu’à faire, dira-t-on. Oui, effectivement, mais la vie des Nations n’est pas une simple équation à une inconnue. Ainsi, le vrai problème des démocrates égyptiens, c’est d’avoir été divisés lors de l’élection présidentielle de 2012, de ne pas avoir fait front commun et d’avoir été incapables de porter le débat électoral sur des thèmes aussi essentiels que l’économie et l’éducation. Idem en Tunisie en octobre 2011 pour l’élection de l’Assemblée constituante. S’opposer à l’islamisme politique est un travail de longue haleine qui oblige à la mobilisation commune de tous ses adversaires. En un mot, il ne suffit pas de se lamenter sur les dangers d’une victoire électorale du « fascisme vert » - en recourant d’ailleurs des analogies historiquement discutables (*) - mais en faisant de la politique. En défendant ses idées sur le terrain, y compris celles qui prônent la sécularisation, et non pas en se complaisant dans une posture d’esprit éclairé qui serait une victime incomprise et menacée par les masses. Car ces « masses » s’éduquent à moins de leur dénuer toute humanité et, finalement, de transformer la misanthropie à leur égard en programme politique.
Mais se restreindre à ne battre les islamistes que sur le plan électoral, revient aussi à accepter d’en baver car, on le sait, les premiers temps de la transition démocratique leurs sont toujours favorables. En baver, oui, mais pendant combien de temps ? Cinq ans ? Dix ? Trente-quatre ans comme les Iraniens ? Toute la question est là avec ce qu’elle suppose comme sacrifices générationnels. Un jour ou l’autre, les Iraniens seront débarrassés du régime des Mollahs et ils le seront pendant longtemps car, en quelque sorte, définitivement « immunisés ». Les Egyptiens qui, un an à peine après l’arrivée de Morsi au pouvoir, ont décidé de faire déraper la transition en se jetant dans les bras de l’armée, viennent en réalité d’allouer aux Frères musulmans un temps de vie politique supplémentaire et, plus encore, la légitimité de la victime privée de ses droits. Ils ont, pour paraphraser Thomas Jefferson, sacrifié une partie de leur liberté pour une sécurité et un bien-être à court terme. Avec le risque de n’avoir aucune des deux car, coup d’Etat ou pas, l’islamisme politique est loin d’être défait…
(*) De la victoire électorale des Nazis pour justifier lecoup d'Etat en Egypte (ou ailleurs), blog « Lignes quotidiennes », jeudi 4 juillet 2013.
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