Le Quotidien d'Oran, jeudi 23 janvier 2014
Akram Belkaïd, Paris
D’un côté, 85 personnes. Les plus riches de la planète. De l’autre, 3,5 milliards d’individus. Les plus pauvres de la population mondiale. Quel est le lien entre eux ? C’est simple, les premiers possèdent autant que les seconds réunis. D'autres statistiques révélées par l'ONG Oxfam sont à l'avenant : Selon elle, en 2013, 210 personnes ont rejoint les 1426 milliardaires déjà existants. Ce petit monde, détient à lui seul 5400 milliards de dollars. Mieux, 1% de la population mondiale détient 110.000 milliards de dollars, soit 65 fois la richesse totale de la moitié de la population mondiale. (1). Voilà l’une des réalités de notre planète en ce début d’année 2014, à l’heure où le cœur du capitalisme mondial se réunit à Davos en Suisse.
Ainsi, la crise a-t-elle profité aux plus fortunés tandis que les plus pauvres se sont encore davantage enfoncés dans la misère et le dénuement. Pour mémoire, la grande dépression des années 1930 avait touché tout le monde et il avait fallu attendre plusieurs années après la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que le fossé se creuse de nouveau entre riches et pauvres. Cette fois-ci, il n’en est rien. Comme le relève l’économiste Thomas Piketty dans son dernier livre (2), l’humanité est revenue au dix-neuvième siècle, celui de La Comédie Humaine de Balzac où la rente prime, et de loin, sur le travail.
Un tel chiffre met en lumière une réalité que la gauche, ou ce qu’il en reste, a du mal à admettre. Le néolibéralisme a gagné et rien ne semble plus pouvoir résister à sa dynamique triomphante et destructrice. Des années de dérégulation, d’appauvrissement et de retrait constant des Etats, et de réformes structurelles destinées à en finir avec des droits sociaux acquis après de longues luttes ont conduit à ce terrible résultat. Le Fonds monétaire international (FMI) a beau prétendre le contraire grâce à de savants montages statistiques : le monde s’appauvrit et se polarise entre richesse et pauvreté extrêmes.
Il sera intéressant d’écouter les discours qui seront prononcés lors du Forum de Davos. Bien sûr, il faut s’attendre à de la compassion et à l’expression d’une certaine « préoccupation », terme habituel auquel on a recours dans ce genre de cénacle pour dire, qu’en réalité, l’on s’en moque complètement. Mais ce qui est certain, c’est que l’on va nous expliquer que l’économie mondiale a toujours besoin de plus de réformes et que si les choses vont mal, c’est de la faute des salariés, accrochés à leurs droits, à leurs salaires et à leur incapacité à accepter l’idée que le monde change (pour eux, par pour les maîtres du jeu). Car qu’est-ce que la mondialisation actuelle si ce n’est la recherche du moins-disant en matière de tarif horaire ? Du moins-disant en matière de droits syndicaux ? Du moins-disant en matière de législation environnementale ?
85 personnes qui pèsent autant que 3,5 milliards de personnes… Ce n’est plus une courbe de Gauss avec ses extrémités habituelles, c’est une aberration rendue possible par la prégnance de la finance boursière dans l’économie et de l'existence de paradis fiscaux qui sont toujours là pour servir de blanchisseuse à des centaines de milliards de dollars. C’est un scandale rendu possible par l’atonie de ce que l’on appelait hier les forces progressistes. A l’image du président français François Hollande devenu, par impuissance, par perte de motivation, de conviction ou de foi, un « libéral » au service des grandes entreprises. Hier, « ennemi de la finance », le voici à genoux devant elle. Pitoyable évolution : le « rebelle » en passe de devenir un socialo-traître mais n’est-ce pas là le sort habituel des socialistes français ? Passons…
Pourquoi mettre le terme libéral entre parenthèses ? C’est parce que l’auteur de ces lignes se considère lui-même comme un libéral mais sans donner son sens habituel et convenu à ce terme. Le point de départ, le seul qui devrait compter, c’est la liberté individuelle. Le droit d’entreprendre, de pouvoir créer et de mener sa vie comme on l’entend. Et ce n’est pas ce qui se passe aujourd’hui où l’individu n’a guère le choix si ce n’est de travailler dans des entreprises qui lui en demanderont toujours plus en contrepartie de toujours moins. Le libéralisme, ce ne devrait pas être ce « travail gratuit » que l’on impose à des générations entières d’étudiants forcés d’être des stagiaires non rémunérés pendant des années. Ce ne devrait pas être ce « salariat interdit » où l’on cherche à saper le code du travail et où l’on transforme le salarié en un sous-traitant corvéable à merci. Ce ne devrait pas être cette prééminence de la politique de l’offre (favorable aux entreprises) au détriment de celle de la demande (favorable aux salariés et aux demandeurs d’emploi). Doucement, mais sûrement, nous entrons dans un monde où il faudra bientôt payer pour pouvoir travailler tout comme il fallait jadis y aller de sa poche pour acheter une quelconque charge ou patente.
Le monde est en guerre. C’est un conflit féroce et ravageur qui disloque les sociétés et les familles. Ici, c’est une austérité criminelle que l’on impose en temps de crise à des peuples épuisés pour obéir aux puissances de l’argent (lesquelles ont réussi à se faire appeler « marchés » pour que l’on ne puisse plus les identifier). Là, c’est un chômage délibérément imposé à des millions de gens au nom de la rentabilité ou, plus grave encore, au nom de la défense d’une monnaie et des rentiers qui en tirent profit (c'est le cas de l'euro). Dans cette bataille, ceux qui gagnent sont au pouvoir. Ils dictent leur loi, imposent leurs idées et ont réussi à ringardiser leurs détracteurs.
Jusqu’à quand cela durera-t-il ? Viendra-t-il un jour où une nouvelle gauche sera capable de faire face et de renouer avec ce que furent les combats sociaux d’hier ? Une chose est certaine, cela n’arrivera que si l’on prend conscience de ce qui se passe. L’ultra-capitalisme financier veut la mort des Etats, des protections sociales et des législations nationales. Il nous rêve en cohortes de bras, tantôt occupés, tantôt désœuvrés, sans recours ni possibilité de s’organiser. Il a ses séides et sa clientèle, à qui il concède quelques avantages en échange d’une fidélité sans faille et de l’obligation de diffuser partout le même message : celui selon lequel il est impossible de faire autrement. Ainsi va cette guerre où ceux qui l’emportent ont l’immense avantage de se battre contre des adversaires (victimes ?) à peine conscients de ce qui se passe.
(1) En finir avec les inégalités extrêmes, rapport disponible sur www.oxfam.org
(2) Le Capital au XXIe siècle, collection « Les Livres du nouveau monde », Le Seuil, 2013.
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2 commentaires:
Le drame des dominés, c'est peut être l'absence de support d'idées susceptible de porter la contestation comme furent jadis les idéologies communistes ou socialistes. C'est aussi l'absence d'alternatives crédibles aussi bien dans les faits qu'en théorie. Enfin, la naïveté des jeunes générations qui préfère la jouer solo pour s'extirper de cette horreur économique portée en cela par les fantasmes de réussites individuelles d'entrepreneurs multimilliardaires qui constituent pour l'essentiel des exceptions.
La seule résistance qui vaille aujourd'hui est décidément celles des cultures des peuples. Les peuples du monde devraient se battre pour puiser dans leur cultures respectives des modes d'organisation socio-économiques différents par définition en phase avec leur environnement afin de résister au rouleau compresseur de l'uniformisation des modes de vie par la technique et la puissante culture occidentales.
Merci à l'internaute vigilant qui m'a signalé une grossière erreur dans le texte.
- Ce ne sont as les 85 milliardaires mais 1% de personnes dans le monde qui détiennent 110.000 milliards de dollars. Ceci étant précisé, on y vient doucement mais sûrement...
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