Le Quotidien d’Oran, jeudi 22 janvier 2015
Akram Belkaïd,
Paris
Paris, quatorzième arrondissement, une
pâtisserie. Première halte.
Après les
attentats, j’ai pensé fermer la pâtisserie pour quelques jours mais mon mari
m’a convaincue de ne pas le faire. Il m’a dit que les gens du quartier diraient
que je me sens coupable, que j’ai peur. Ou alors que c’est la preuve que je
suis complice. Je ne me sens pas du tout coupable et certainement pas complice.
Je n’ai rien à voir avec ces assassins. Je n’ai pas honte non plus. Ils
n’appartiennent pas à mon monde, à ma famille, à ma culture et encore moins à
ma religion. Je suis en colère contre eux. Je suis en colère contre le
gouvernement français qui n’a rien fait depuis des années pour empêcher que ça
n’arrive. Mais j’ai surtout peur. Ah ça oui. Vous le voyez bien, je suis seule
derrière le comptoir. Déjà, en temps habituels, je ne suis pas tranquille. Mais
là… Hier, il y a une femme qui est entrée en me foudroyant du regard. Pourtant,
c’est une cliente régulière. Elle m’achète toujours des gâteaux ou des pizzas
et des cocas. Là, elle n’a rien dit. Elle m’a juste regardée avec méchanceté et
puis elle est ressortie sans un mot. Je ne l’ai plus revue depuis. Il y a en a
une autre, une habituée elle aussi, qui m’a dit : « j’ai bien
réfléchi. Je vous achète quand même quelque chose ». Je n’ai pas eu le
courage de lui demander ce que voulait dire ce « quand même ». En
temps habituels, je l’aurais fait. Mais là, je baisse la tête, je me tais et je
ferme mes oreilles. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Je ne vais pas
dire que j’entends des horreurs toute la journée. Au contraire. Il y a eu des
mots gentils. Des gens qui m’ont dit qu’ils ne faisaient pas d’amalgame. Mais
il suffit d’un regard de travers, d’une réflexion venimeuse pour que ma peur
revienne. Je suis française mais là, je ne suis plus qu’une musulmane qui a
peur.
Paris, sixième arrondissement, une pizzeria.
Deuxième écoute.
Au début, j’ai
accroché l’affiche « Je suis Charlie ». C’est un client qui m’a
conseillé de le faire. Il m’a dit, « cette affiche va vous éviter des
problèmes. Ça va faire du bien à la clientèle ». Il n’avait pas tort,
c’est vrai que la plupart des gens étaient contents de voir la pancarte. Ça m’a
rassuré aussi même si un client m’a dit « vous, c’est plutôt ‘je suis
chariâ que vous devriez accrocher ». Un pauvre type, oui, mais un pauvre
type que je vois tous les jours. Bien sûr que j’ai peur. Si jamais la situation
se dégrade, on va payer pour des crimes que d’autres ont commis et avec
lesquels on n’est pas d’accord. Ensuite, j’ai réfléchi. Je me suis demandé ce
que ça veut vraiment dire « je suis Charlie » et est-ce que je le
suis vraiment ? J’ai été sur internet, j’en ai parlé avec le libraire.
Moi, je suis Charlie s’il faut dire non à la violence et aux attentats. Par
contre, je ne peux pas être Charlie si ça veut dire qu’on est d’accord avec
leurs dessins. Chacun a le droit d’avoir un avis, non ? Bon, je n’ai pas
enlevé l’affiche mais ça a fini par me créer des problèmes. Il y a des clients
maghrébins qui m’ont dit que je n’avais pas de personnalité. Mais les menaces
sont venues de deux barbus en qamiss.
C’était vendredi dernier, juste après la grande prière. Ils sont restés dehors.
Au début, j’ai pensé qu’ils lisaient le menu. En fait, ils me regardaient à
travers la vitrine, goguenards. L’un d’eux a pointé le doigt vers l’affiche
puis il m’a fait signe que non. Ensuite, ils sont partis. Ça a suffi pour que
j’en perde le sommeil. J’ai enlevé la pancarte. Maintenant, il y a des clients
qui me demandent où elle est passée.
Paris, douzième arrondissement, une
épicerie cacher. Une halte nécessaire.
J’ai peur. Ce
qui est arrivé à Vincennes n’est pas un hasard. Il y a eu Merrah avant, ne
l’oubliez pas. Dans la communauté, on sait que Coulibaly voulait d’abord s’en
prendre à une école juive de Montrouge. Je sais que ça agace tout le monde
qu’on parle de cette peur. Oui, ça agace les gens surtout vous, les Maghrébins.
Il faut se dire les choses franchement, non ? J’ai des clients maghrébins,
des gens de Tunisie, comme moi. On se parle droit dans les yeux, c’est comme ça
qu’on se respecte. Ils me disent qu’on en fait trop. Ça veut dire quoi trop en
faire quand des gars tuent délibérément des personnes de sa propre
communauté ? Moi, j’ai peur et ça me met en colère de savoir qu’on pense
qu’on joue la comédie. J’ai peur de voir un gars débarquer dans mon magasin et
d’ouvrir le feu. A chaque fois qu’un client que je ne connais pas rentre dans
le magasin, j’ai mon ventre qui se serre. Comme on n’est pas loin du
périphérique, je me dis que je suis une cible facile, qu’on peut s’en prendre à
moi parce que les possibilités de s’échapper sont plus nombreuses qu’au
centre-ville. J’ai peur pour ma famille, j’ai peur pour mes enfants. Je ne veux
pas qu’on me parle de Netanyahou ou de Gaza. Je veux juste qu’on comprenne que
la peur, ma peur, est réelle. On ne joue pas la comédie. On ne fait pas ça pour
que les gens s’apitoient. Il y a des familles qui sont terrorisées. Qui se
disent qu’il faut quitter ce pays. Je sais, oui, il y a aussi des musulmans qui
ont peur. Et alors ? On va tous partir ? Ou alors on va tous se
balader avec une arme ? C’est ça qui risque d’arriver parce que la peur,
ça fait dire et faire beaucoup de bêtises. J’aimerais juste qu’on me rassure.
C’est tout. Oui monsieur, je suis juif et j’ai peur.
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