Dans les jours qui viennent, il va être beaucoup question de l'islam et des musulmans. Voici un extrait d'un livre que j'ai publié en 2011 et qui traite, entre autre, de la question de la modernisation de la pensée islamique (Etre Arabe Aujourd’hui, Carnetsnord, 2011).
Merci de lire et de partager.
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Tergiverser ou louvoyer avec
l’islamisme en croyant qu’il finira par disparaître de sa belle mort politique
et idéologique au profit d’une démocratie apaisée et sécularisée risque
d’apporter de cruelles désillusions. En réalité, comme me l’a dit un soufi
irakien, « rien ne se fera en dehors de l’islam ». Que l’on me comprenne bien,
il ne s’agit nullement d’un slogan islamiste mais, à l’inverse, l’expression de
la conviction qu’il faudra tôt ou tard, pour qu’une démocratie juste s’installe
et perdure, que les musulmans acceptent de s’investir dans une nouvelle exégèse
des textes coraniques par le biais d’une renaissance de la pensée islamique.
Ce n’est pas une tâche
impossible. Il est utile de le rappeler : le monde arabo-musulman n’a pas
toujours été à la traîne du monde moderne. Dès le VIIIe siècle, de nombreux
musulmans ont compris que le Coran, dans sa littéralité, ne pouvait répondre à
tous les problèmes de la vie quotidienne. L’islam a alors été imprégné de
réflexions diverses, d’efforts d’ijtihad,
c’est-à-dire d’efforts d’interprétation des textes coraniques et de pensées
inspirées par la Grèce antique. C’est ainsi que les moutazilites (« ceux qui s’isolent, qui prennent de la distance »)
ont défendu l’idée du libre-arbitre. Ce fut une période faste où la rationalité
fut élevée au rang d’exigence à la fois philosophique mais aussi culturelle,
éthique et politique. Des noms illustres nous ont transmis leur héritage qui ne
demande qu’à être mis à jour et exploité. Parmi eux, on peut citer Al-Kindi
(796-873), encyclopédiste et philosophe arabe qui a contribué à la diffusion de
la philosophie grecque dans le monde musulman [108].
Citons aussi Ibn Sina (980-1037), ou Avicenne, qui a interprété les textes
d’Aristote et défendu la capacité de la Raison à déterminer la Vérité [109]. De même, Ibn Rochd (1126-1198), plus
connu en Occident sous le nom d’Averroès, philosophe, médecin et juriste, a
défendu le fait que la philosophie était porteuse de Vérité [110].
« Les philosophes arabes, note
Samir Kassir, ne se sont pas contentés de s’approprier la philosophie antique
mais ils ont posé l’universalité de la raison – un précédent qui mériterait
d’être médité aujourd’hui par ceux qui affirment l’impossibilité théorique de
la démocratie en terre arabe [111]. »
Le problème, c’est que la
pensée musulmane s’est figée au XIe siècle, après qu’Al-Qadir, Calife de Bagdad
(947-1031) eut décidé de proclamer la fin de l’ijtihad (1019). Depuis, quatre grandes écoles juridiques (hanéfite,
malékite, chaféite et hanbalite) encadrent la pratique religieuse, ce qui a
mené à la persistance d’une production intellectuelle répétitive et sans grand
intérêt, même si quelques grandes pensées novatrices ont tout de même pu
émerger au fil des siècles. L’une d’elle, certainement la plus féconde, est
celle de l’illustre Ibn Khaldoun (1332-1406), auteur d’une immense œuvre
historique et sociologique, dont la rigueur et la méthode font qu’il est souvent
considéré dans le monde arabe comme l’un des précurseurs de la
sociologie moderne. On lui doit notamment une Introduction à l’histoire universelle ou Muqadima [112].
Il a fallu toutefois attendre
le XIXe siècle pour assister à un éveil de la pensée islamique, avec
l’avènement de la Nahda ou «
Renaissance ». De nombreux penseurs ont tenté alors de moderniser l’islam et
d’encourager des réformes politiques en s’inspirant de l’Europe triomphante.
Parmi eux, on peut citer le persan Jamal-Eddine al-Afghani (1838-1897) dont les
écrits et les engagements ont défendu un rationalisme éclairé. Son disciple,
Mohammed Abdou (1849-1905) qui fut mufti
d’Égypte, c’est-à-dire le plus haut dignitaire religieux, a lui aussi contribué
à diffuser les principes de rationalisme, au point que de nombreux spécialistes
qualifient son œuvre de théologie islamique de
la libération [113].
Je ne suis pas historien et
j’aurais beaucoup de mal à avoir une position à propos d’une controverse qui
divise encore les intellectuels arabes. Je noterai simplement que cette période
de l’Histoire a généré nombre de valeurs positives qui continuent d’être
revendiquées par celles et ceux qui entendent moderniser le monde arabe. Même
s’ils sont considérés par certains comme coupables d’avoir interrompu la Nahda, les nationalistes s’en sont
inspirés pour façonner leurs revendications anticolonialistes. Grâce à elle,
ils n’ont pas craint de se réclamer des valeurs universelles mais aussi de la pensée
occidentale. Comme l’explique Samir Kassir, « la Nahda demeure une attitude » tournée vers l’avenir et la remise en
cause de l’archaïsme, qu’il soit politique ou religieux [114].
Les outils et le matériau pour
que le Printemps arabe se nourrisse de la Nahda existent. C’est le cas des
écrits d’un grand savant comme Mohammed Arkoun (1928-2010), partisan d’une
islamologie appliquée pour le renouvellement de la pensée islamique et son
adaptation au monde moderne [115]. Je
pense aussi aux écrits d’autres penseurs contemporains comme l’Iranien Abdul
Karim Soroush, surnommé « le Luther de l’islam », le Pakistanais Fazlur Rahman
qui travaille à une nouvelle approche du Coran et de la Révélation, de
l’Égyptien Nasr Hamid Abou Zayd, le père d’une nouvelle herméneutique du Coran,
exilé de force en Europe en raison d’un prétendu apostat, ou de l’universitaire
tunisien Abdelmajid Charfi [116]. Tous
offrent un matériau précieux qui ne demande qu’à être exploité et diffusé pour
peu que l’on en finisse avec l’ostracisme dont ont été victimes ces penseurs.
C’est une chose que de plaider
pour la reprise de l’ijtihad et d’en
démontrer la possibilité. C’en est une autre que de croire que cette exégèse
réformatrice sera simple à mener et qu’elle s’imposera facilement. La Nahda n’a pu avoir lieu au XIXe siècle que
parce qu’elle a été le fait de personnalités religieuses à la légitimité
reconnue. Ma conviction est qu’aucune réforme de la doctrine musulmane ne sera
acceptée si elle ne se fait pas dans un cadre interne à l’islam et par le biais
d’acteurs légitimes aux yeux des croyants. Un décret présidentiel n’assurera
jamais une sécularisation durable, comme le montre l’évolution récente de la
Turquie, où la réislamisation de la société menace le legs laïc d’Atatürk.
Cela pose donc la question
majeure de savoir qui va mener cette exégèse. Je crains fort que, malgré le Printemps
arabe, les grands centres d’études islamiques demeurent encore fermés à tout ijtihad révolutionnaire. En Égypte,
l’université d’Al-Azhar est conservatrice et délégitimée en raison de ses
accointances avec la dictature. Comme indiqué précédemment, il n’y rien à
attendre non plus de l’Arabie Saoudite tant que n’y sera pas remise en cause la
prégnance de l’obscurantisme wahhabite. Le Printemps arabe aura-t-il un effet
sur l’université d’Al-Azhar ? Ce même Printemps va-t-il engendrer par ricochet
une réforme religieuse, moderniste, ouverte sur l’universel et héritière de
l’esprit de la Nahda ? Il faut l’espérer,
mais qui peut savoir par quel moyen cette jonction va se faire ?
Il est possible que, quelque
part, des imams et des oulémas soient en train de relire les textes coraniques à
l’aune du contexte actuel et des écrits d’Arkoun ou de Charfi. Demain, leurs
thèses finiront peut-être par sortir de l’anonymat. On peut aussi espérer que
des régimes arabes en passe de devenir démocratiques les encourageront à
diffuser leurs travaux tout en les protégeant de leurs inévitables contempteurs.
Car il ne faut pas se tromper. L’ijtihad
mettra du temps à réunir l’ijmaâ,
c’est-à-dire le consensus. Hantise du monde musulman, surtout sunnite, la fitna, cette discorde qui s’est manifestée
dès la mort du Prophète, sera inévitable. En bref, il faut, là aussi, être
lucide, s’inscrire dans le temps long et ne pas croire que c’est l’affaire de
quelques années.
Cette rénovation
viendra-t-elle d’Europe, là où les musulmans expérimentent le fait d’être un groupe
minoritaire, encouragé à se séculariser ? Je n’en suis pas sûr, car l’islam
d’Europe reste sous influence du monde arabo-musulman et ne saurait être
considéré par ce dernier comme légitime à insuffler le changement. Bien au
contraire, les musulmans d’Europe sont suspectés d’innovations blâmables par
les tenants de l’orthodoxie islamique et ne peuvent guère faire contrepoids à
des institutions comme Al-Azhar.
Notes
108.
De celui que l’on appelle souvent le « philosophe des philosophes », on peut
lire Le moyen de chasser les tristesses et
autres textes éthiques, Fayard, 2004.
109.
Pour mieux connaître l’œuvre de ce savant musulman, on peut lire La philosophie d’Avicenne et son influence en Europe
médiévale, Amélie-Marie Goichon, Éditions Jean
Maisonneuve, 1984.
110.
D’Ibn Rochd, on peut lire L’islam et la
raison, Flammarion, 2000.
111.
Actes Sud/Sindbad, 2004. Samir Kassir (1960-2005) est aussi
l’auteur d’un ouvrage de référence sur la capitale libanaise, Histoire de Beyrouth
(Fayard, 2003).
112.
La Muqadima a été publiée en langue française par l’éditeur Le Temps Des
Cerises, 2006. Sur Ibn Khaldoun, on peut lire l’ouvrage du géographe Yves
Lacoste, Ibn Khaldoun, Naissance de l’Histoire, passé du tiers monde,
La Découverte, 2009.
113.
Lire « La théologie de la libération de Mohammed Abdou », par Mohamed Tahar
Bensaada, Oumma.com, 3 août 2010.
114.
voir note 111.
115.
De Mohammed Arkoun, on peut lire La
pensée arabe (PUF, 8e
édition, 2010) et ABC de l’Islam (Grancher
2007). À noter aussi que plusieurs vidéos de ses conférences sont disponibles
sur Internet.
116.
Pour approfondir ce sujet et connaître les oeuvres principales de ces penseurs,
on peut lire l’ouvrage de Rachid Benzine, Les
nouveaux penseurs de l’islam, Albin
Michel, 2004.
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