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Le Quotidien d'Oran, jeudi 29
janvier 2015, Paris
Akram Belkaïd,
Paris
Le sentiment de
déjà-vu provoque toujours une sensation de malaise, d’incompréhension et de
réel étouffé. Et il est très dérangeant de l’éprouver à échéances rapprochées, comme
si la mémoire s’emballait soudainement, faisant tomber le couvercle d’un puit de hantises
et d’inconforts. C'est ce qui m’arrive ces derniers jours. Les attentats de
Paris avaient déjà réveillé de mauvais souvenirs avec leur cortège
d’interrogations et de peurs. Près de trois semaine après le drame, le déjà-vu
réside d’abord dans cette angoisse qui ne dit pas son nom et qui se résume par
cette simple question : à quand la prochaine attaque ? A quand cette
prochaine tragédie qui, selon le moral du moment, semble plus ou moins inéluctable.
Tout le monde y pense mais rares sont ceux qui en parlent ouvertement. Par le
silence, par l’évitement, on cherche à conjurer le mauvais sort. Mais la menace
et la crainte sont tellement prégnantes qu’il ne sert à rien d’éluder le sujet.
Passées la sidération, la colère et la mobilisation, est venu le temps du
flottement. Celui où l’on se dit qu’il faut continuer de réfléchir et d’agir
quand, dans le même temps, on a malgré tout l’impression d’avancer dans un
tunnel obscur où se tapirait un ennemi invisible.
Le déjà-vu se
retrouve aussi dans cette ambiance délétère où le n’importe-quoi le dispute au
manque de retenue et de sang-froid. Les peines de prison ferme s’abattent ou
risquent de le faire sur des gens, parfois de simples mineurs, trop vite accusés
d’apologie du terrorisme. Exemple : un pauvre gars, certes pas franchement
intelligent, voit sa voiture emmenée par la fourrière et se met à insulter les
policiers : le voici dans de beaux draps avec la perspective de passer
trois ans au zonzon. Et que dire de cet enfant de huit ans (huit ans !!!)
convoqué au commissariat pour « apologie du terrorisme ». Silencieuse,
pour ne pas dire absente, lors des premières heures ayant suivi les attentats,
la ministre de la justice, Christine Taubira, s’est fendue le 12 janvier d’une
circulaire appelant les parquets à la plus grande fermeté. Un appel plus
qu’entendu. Quelques jours et plusieurs lourdes condamnations plus tard, le
syndicat français de la magistrature a fini par réagir avec ce lucide
rappel : « C’est plus que jamais lorsque l’effroi nous saisit et
bouscule tous les repères que la justice doit faire preuve de sérénité ».
Dans les milieux de gauche, il est d’usage de ne jamais critiquer la ministre,
surtout après les attaques racistes qu’elle a subies, mais on relèvera tout de
même que certaines circonstances ont parfois pour conséquence de mettre bas les
masques, y compris les plus séduisants…
Dans la langue
anglaise, le terme « flap » désigne un mélange de panique, de
sidération et de désarroi. Dans sa biographie romancée d’Asmahane, l’écrivaine
Marie Seurat l’utilise ainsi pour décrire l’état de la population anglaise du
Caire au fur et à mesure de l’avancée des troupes allemandes de Rommel. Bien
sûr, Paris et la France n’en sont pas là. Mais cette agitation frénétique gagne
tous les terrains à commencer par celui des médias. Déjà-vu est donc ma
sensation quand j’entends des journalistes – je ne veux pas utiliser le terme de
confrères – se transformer en va-t-en guerre et réclamer plus de bombardements,
plus d’actions militaires ici ou là. Déjà-vu, quand on entend des spécialistes,
ou réputés tels, nous expliquer qu’il faut plus de sécurité, plus de
verrouillage, plus de surveillance, plus de caméras dans les rues des villes.
Autrement dit, moins de liberté car, c’est bien connu, c’est en restreignant la
liberté du peuple que l’on terrorise les terroristes. « Flap », sont
les médias quand ils courent comme des poulets sans tête après l’islam et les
musulmans. De fait, « comment réformer l’islam » est devenu le sujet
à la mode. On discute et on (dé)raisonne comme si l’affaire pouvait être réglée
en une décade. Comme s’il suffisait de lancer quelques « yaka » et
« fokon » pour que, demain, des milliers d’imams se mettent à militer
pour la laïcité. Il est certain que le sujet est fondamental mais il ne
concerne pas uniquement la France. Mieux, cela se joue à l’extérieur de ses
frontières tout comme, d’ailleurs, les conflits dans lequel ce pays s’est
impliqué sans que sa population - et ses représentants élus - n’aient vraiment eu
voix au chapitre.
Déjà-vu, est ma
sensation quand j’entends ou couvre les rares débats concernant la question
sociale. Désormais tout tourne autour du fameux mot « apartheid »
prononcé par le Premier ministre Manuel Valls. Mais non pas pour trouver les
solutions pour l’abattre au plus vite (ce sera tout de même plus facile et plus
rapide que de renouveler la pensée islamique) mais pour juger ou non de sa
pertinence. Et nous voici donc revenus dix ans en arrière, au lendemain des
émeutes de banlieues, à l’automne 2005. Que de promesses avaient été faites
alors. C’était sûr, les populations reléguées trouveraient enfin leur place.
Les élites – monochromes, on ne l’écrira jamais assez – sauraient se pousser un
peu et être généreuses à l’égard de celles et ceux qui n’ont pas eu la chance
de naître dans des milieux favorisés ou instruits. Dix ans plus tard, hormis
quelques initiatives emblématiques (comme notamment les efforts de Sciences-Po
pour atténuer l’emprise des phénomènes de reproduction sociale), le terrain de
l’égalité des chances et de la mobilité vers le haut reste en jachère.
Sensation de
déjà-vu enfin, quand on entend les analyses des médias
« mainstream », radios et quotidiens, notamment celui du soir, nous
expliquer que le Front national est désormais hors-jeu. Out parce que sa patronne a décidé de ne pas se joindre à la grande
manifestation du 11 janvier. Prendre ses désirs pour la réalité est une grande
caractéristique de cette presse qui n’a pas vu venir Jean-Marie Le Pen au
deuxième tour de la présidentielle en 2002 ou qui a ouvertement milité pour le
« oui » au Traité constitutionnel de 2005. Marine Le Pen n’est pas
simplement en embuscade. Elle est surtout fidèle à sa stratégie de
singularisation. Dans quelques mois, celle qui a le sens tactique et électoral
de ne pas stigmatiser ceux qu’elle désigne désormais par l’expression
« mes concitoyens musulmans », saura rappeler qu’elle ne s’est pas
associée à un rassemblement où étaient présents quelques piètres défenseurs de
la liberté de la presse. Il reste à espérer que le retour prévisible à
l’inertie gouvernementale en matière de politique sociale ne fera pas le reste
en lui offrant un boulevard pour 2017...
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