Le Quotidien d’Oran,
jeudi 15 janvier 2015
Akram Belkaïd,
Paris
C’était beau.
Oui, il faut le dire et s’y arrêter quelques lignes. Les marches du 11 janvier,
à Paris et dans d’autres villes, étaient belles, impressionnantes. C’est beau
un peuple qui se découvre, qui réalise, répète et clame que l’amour et la paix
devraient être plus forts que la haine et la violence. C’est beau des gens qui
fraternisent, des inconnus qui se parlent, des visages qui rient après les
pleurs et l’angoisse, des mains qui se serrent, des baisers qui s’échangent.
Une telle communion est si rare. Oui, c’était beau, malgré les risques, malgré la
présence de ces chefs d’Etat ou de gouvernement, ministres, responsables et
anciens dirigeants qui, hypocrites et calculateurs, ont marché alors que l’on
connaît leurs crimes contre la liberté d’expression…
Mais
ensuite ? Que restera-t-il de toute cette fraternité, de ce qui a été très
(trop ?) vite proclamé
« esprit du 11 janvier » ? La réponse va dépendre de la manière
dont sera résolue ou non cette équation à plusieurs inconnues qui caractérise depuis
longtemps la France. Il était déjà peu aisé d’imaginer comment ce pays allait
évoluer avant les attentats des 7 et 9 janvier, cela sera encore plus difficile
car cette équation s’est compliquée.
Dans ces colonnes, il a déjà été question il y a quelques années du
philosophe Nassim Nicholas Taleb, le « penseur de l’improbable », qui
a développé la fameuse théorie du cygne noir selon laquelle un événement rare –
ou jugé peu probable - peut avoir d’importantes conséquences sur le long terme
(*). C’est bien cela qui vient d’arriver.
Pour faire face
à l’avenir, il faudrait que les causes structurelles de ces actes criminels
soient clairement identifiées et analysées. Il ne s’agit pas de ressasser à
l’envi des thèmes qui fâchent mais il est impossible d’imaginer que l’on puisse
faire l’économie d’un tel questionnement, le mieux étant qu’il soit collectif
et, surtout, qu’il ne soit pas abandonné aux seuls politiques. Pourquoi donc la
France a-t-elle subi ces attentats menés par des enfants qui sont nés sur son
sol, qui y ont grandi, qui y ont été « éduqués » ? Bien entendu,
il n’y a pas qu’une seule explication, ce dernier mot, rappelons-le ne
signifiant aucunement excuse.
Commençons par
le contexte international. Malgré ce qui s’est passé les 7 et 9 janvier, de
nombreux Français n’ont pas encore pris conscience que leur pays est en guerre.
Non pas une guerre interne contre je ne sais quel ennemi caché ou autre
cinquième colonne mais un conflit au-delà des frontières de l’Hexagone. Ou
plutôt, des conflits. Aujourd’hui le Sahel et l’Irak, hier l’Afghanistan et la
Libye, demain peut-être la Syrie et, de nouveau, la Libye. Il s’agit bien de
guerres qu’elles soient ou non lointaines. Et, d’ailleurs, le concept de guerre
lointaine n’existe plus dans un contexte de mondialisation où les images des
« dégâts collatéraux » d’un drone peuvent être mises presque
instantanément en ligne. La France est en guerre et, de cela, beaucoup trop de
gens ne sont pas conscients pensant, naïvement, que leur pays est un havre
inattaquable et étanche. On pourra discuter longuement si ces interventions à
l’étranger sont légitimes ou non. Le fait est qu’elles exposent l’Hexagone à
des attaques et à des représailles. Commentant les attentats du 11 septembre
2001 aux Etats-Unis, le général Giap, figure emblématique du combat vietnamien
contre l’armée américaine, avait eu cette réflexion : « Ces gens
(comprendre Al-Qaida) ont porté leur combat sur le sol de l’ennemi ce que nous ne
pouvions réaliser ou envisager ». Contrairement
au Vietminh qui était conscient de la nécessité de ne pas s’aliéner l’opinion
publique américaine, ceux que la France combat au Sahel et en Orient entendent
rendre coup pour coup quelles que soient les conséquences. En ce sens, la
question des caricatures publiées par Charlie
Hebdo n’est qu’un prétexte et les dirigeants français semblent réticents à
expliquer cela à leur peuple.
L’autre élément
est bien entendu d’ordre interne. Combien de fois nous faudra-t-il encore nous
lamenter sur les échecs des différentes politiques d’intégration ? En 2005
puis en 2007, après les émeutes de banlieue, un concert de voix unanimes avait
décrété le « plus jamais ça ». Depuis, rien ou presque n’a été fait.
Des quartiers en entiers restent à l’abandon, livrés aux caïds de la drogue,
mal desservis par les transports, oubliés par le service public. Les minorités
visibles demeurent cantonnées aux marges et ne sont sollicitées qu’en cas de
problème. L’islam est devenu un thème permanent de débats négatifs, tranchés,
souvent en l’absence même des concernés. Plus grave encore, même les phénomènes
positifs, c'est-à-dire l’intégration silencieuse et réussie d’une bonne partie
des communautés musulmanes, sont niés et occultés. En 2005, après les émeutes,
j’avais écrit que l’intégration devrait figurer au rang des grandes causes
nationales, peut-être même la seule
cause nationale. Habitat, déségrégation spatiale, accès à une bonne éducation,
emploi : cela devrait être la priorité des priorités. Cela reste le parent
pauvre des programmes gouvernementaux obnubilés par la réduction des déficits.
Ces assassins ne sont pas sortis de nulle part. Ils sont le produit de la
société française. Là aussi, il serait aventureux d’ignorer cela et de ne pas
réfléchir sérieusement à cette question.
La France est
un pays en panne de projets nationaux. Ses élites monochromes, bouffies de
certitudes, de préjugés et de paternalisme à l’égard des minorités, refusent de
prendre la mesure de l’incroyable réajustement du monde que cela soit sur le
plan économique mais aussi religieux et spirituel. Empêtrées dans des débats à
la petite semaine, elles ne veulent pas avoir le courage d’admettre que leur
pays est en perte de vitesse parce qu’il est incapable de se redéfinir, de couper
ses branches mortes et de laisser d’autres bourgeons éclore. Parce qu’il est
incapable d’admettre que son identité a changé avec la présence de 5 millions
de musulmans sur son sol. Pendant des années, au lieu d’en tirer de la force,
il a fait mine, par simples soucis électoraux, d’en faire un problème. A force
de tergiversations, de fausses promesses et de renoncements quant à une vraie
politique d’égalité des chances, ce problème est devenu réalité. Et, tandis que
l’heure tourne, que l’échéance présidentielle de 2017 est déjà dans toutes les
têtes, que le discours musulmanophobe reprend de la vigueur et que, hélas, d’autres
nervis rêvent certainement à de nouvelles attaques, il y a fort à craindre que
l’élan unificateur de la marche du 11 janvier ne se perde dans les brumes de
l’hiver.
(*) Lire, Cygne noir ou le monde de l’Extremistan,
7 février 2008.
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