Jean-Claude Guillebaud, journaliste, essayiste et écrivain m'a accueilli dans la chronique qu'il publie chaque semaine dans Sud-Ouest dimanche. Ce texte a été bouclé le vendredi 9 janvier 2015, deux jours après l'attaque sanglante contre la rédaction de l'hebdomadaire Charlie Hebdo mais avant l'autre attentat, celui contre une épicerie casher de l'est parisien.
Voici notre dialogue en Fraternité.
Sud-Ouest Dimanche,
Dimanche 11 janvier 2015
Nos mains tendues
Mon cher Akram,
Après la tuerie de mercredi dernier, il
m’a semblé que nous devions partager cette chronique. Comme on se rapproche
dans les pires moments. Nous sommes amis depuis quinze ans. Nous sommes tous
les deux algérois, croyants et pratiquants : toi musulman, moi chrétien.
Tu as quitté l’Algérie en 1995, pendant les « années noires », et moi
en 1947, quand mon père a regagné la Charente. J’ai été ton éditeur au Seuil et
depuis lors notre amitié s’est approfondie. Tu m’as aidé à comprendre ce que
pouvaient ressentir, au plus profond d’eux-mêmes, les Français musulmans. Nos
concitoyens.
Nous sommes retournés ensemble dans
cette Algérie où je n’étais plus allé depuis l’âge de 3 ans. Tu m’as aidé à
retrouver mon pays natal, et les Algériens m’ont fait fête. Nous avons longuement
discuté d’Albert Camus en cheminant dans les ruines lumineuses de Tipasa, qu’il
aimait tant. Nous sommes allés nous recueillir sur la tombe de Pierre Claverie,
l’évêque d’Oran, assassiné en août 1996 par les islamistes, puis sur celles des
sept moines de Tibhirine, enlevés et tués la même année.
Je n’oublierai jamais ces moments,
Akram. Tu priais dans ta foi et moi dans la mienne mais nous étions plus fraternellement
réunis que jamais. Par la suite, nous avons discuté cent fois de ces germes
d’intolérance qui, à tout moment, pouvaient ressurgir chez les tiens comme chez
les miens. Nous nous promettions de nous mettre toujours en travers de ces
dérives meurtrières ou de ces amalgames islamophobes. Il s’agirait, dans ces
moments-là, d’être unis, réunis, alliés, amis et inflexibles dans le respect de
l’autre. Nous y sommes.
C’est pourquoi je t’ai proposé cette
signature commune. Je te remercie d’en avoir immédiatement compris l’intention.
Vient un moment où échanger des idées ne suffit plus. Il faut un geste
personnel, simple et clair. Existe-t-il quelque chose de plus clair et de plus
simple que deux mains tendues ?
Restons ensemble, Akram.
Mon Cher Jean-Claude,
Je profite de l’occasion pour te dire,
en prenant à témoin tes lecteurs habituels, combien notre amitié et nos
discussions régulières, toi le catholique et moi le musulman, me sont encore
plus précieuses aujourd’hui. La France ne va pas bien et elle souffre d’autant
plus qu’elle est menacée par des forces de destruction qui ont déjà mis à mal
cet autre pays qui nous unit : l’Algérie où tu es né. Nous sommes tous les
deux croyants et, pour l’essentiel, nous partageons les mêmes valeurs. J’ai
appris de toi la nécessité de toujours faire une place à l’espérance. Mais je
t’avoue mon inquiétude.
J’ai souvent vu des unions nationales
nées de circonstances tragiques voler en éclat au bout de quelques jours en
raison de chamailleries politiques ou de vieux ressentiments mal soignés. Tu le
sais, nous en avons souvent parlé, les Français musulmans sont un ensemble
hétéroclite. Certains sont de vrais dévots, d’autres sont des « muslim light »
qui ne mettent jamais les pieds dans une mosquée et dont la pratique se limite
au jeûne du ramadan. Mais une chose est sûre : dans leur très grande majorité les
uns et les autres sont horrifiés par le
carnage dont vient d’être victime « Charlie Hebdo ». Ce dégoût, ils
l’éprouvent d’abord en tant qu’êtres humains et comme citoyens français.
Comme eux, j’entends des gens nous
demander de condamner ce hideux terrorisme en tant que musulmans, comme si
cette condamnation ne tombait pas sous le sens ? Serions-nous vus comme des
êtres différents, incapables d’éprouver l’humanité et la compassion que
partagent les Français ? Tu te souviens sans doute de ce prêtre du monastère de
Tibhirine qui avait encouragé ses paroissiens occasionnels (le groupe de
chrétiens que nous guidions) à aller vers les musulmans. Aujourd’hui, l’urgence
est la même : appeler sans relâche nos coreligionnaires respectifs —
chrétiens et musulmans — à aller les uns vers les autre, à se rencontrer et à
se parler. Dans le respect et la fraternité.
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