Le Quotidien d’Oran, jeudi 16
novembre 2017
Akram Belkaïd, Paris
Tout le village, de la
palmeraie jusqu’aux nouveaux quartiers, a compris que quelque chose d’important
se tramait. Le maire affichait un visage soucieux. On le voyait palabrer avec
quelques anciens, la tête rentrée dans ses épaules. Un matin, des camions sont
venus par la route du nord. Houspillés par les soldats, des hommes au crâne
rasé, le corps flottant dans des uniformes rayés, ont ramassé les détritus et
lavé la place. Avant même que n’arrivent les peintres chargés de chauler nos
masures et le tronc des arbres, la rumeur s’est propagée à la vitesse d’un feu
d’été. Le Raïs, notre bien-aimé
Guide, notre Vastitude éclairée allait nous rendre visite.
La nouvelle fut accueillie
avec crainte et excitation. Nous savions, depuis notre première année à l’école
primaire, que notre président entreprenait à chaque automne un périple de
plusieurs semaines à travers le pays. Visitant villes et villages, douars et
lieux-dits, il s’enquerrait des besoins et des attentes de son peuple. Ici, il
offrait un puit. Là, il ordonnait que la route soit enfin goudronnée. Le
conseil du village se réunit, ses membres louant Le Plus Haut pour cette
bénédiction. Les anciens discutèrent longtemps, se demandant ce qu’il
conviendrait de demander. Un éclairage des rues, proposèrent les uns. Un
dispensaire, suggérèrent les autres. Certains, plus jeunes, mentionnèrent
internet et la fibre optique mais sans trop insister. Au final, il fut convenu
que l’on demanderait des poteaux électriques et une nouvelle pompe pour amener
l’eau de la rivière au lavoir. Avant de se séparer, on réalisa que l’essentiel
avait été oublié. Qu’allait-on offrir au Zaïm,
héros de la nation ? Le maître d’école fut chargé de composer un poème, ni
trop long ni trop court, à la gloire de ses exploits militaires. Puis, on
décida que le grand dirigeant recevrait un quintal de dattes, une jarre de lait
de chamelle et un burnous payé par tous les hommes valides du village.
Vint le grand jour. Le Raïs et
son cortège déboulèrent en début d’après-midi dans un tourbillon de poussière.
On chargea les pétoires et l’on tira en l’air. Puis, les jeunes hommes, chemise
blanche, pantalon bouffant et bottes cirées se mirent en rang et dansèrent,
épaules contre épaules, pieds levés, front haut mais l’œil parfois trop inquiet.
Des maisons, les jeunes filles lancèrent des youyous et leurs mères multiplièrent
bénédictions et louanges. Enfin, l’instituteur lut son poème, la voix
chevrotante et les mains tremblantes, se reprenant à quelques reprises, se
trompant de feuillet avant de clore sa déclamation dans un bref soupir
suspendu. Le village retint son souffle, on entendait au loin le grondement du
tonnerre. Mais le Raïs sourit en applaudissant. Puis il dit :
« Votre accueil m’émeut
et ma gratitude pour vous est sans fin. Comme vous le savez, je suis ici pour entendre
vos doléances et régler vos problèmes. Vous le méritez car nombre de vos
enfants sont tombés pour la grande victoire. Alors, n’ayez crainte. Soyez
honnêtes et sincères. Evoquez vos griefs, résumez vos peines. N’ayez peur de
personne car le temps où la parole menait au gourdin est terminé.
Parlez ! » Le chef du village s’est dodeliné mais au moment où il
allait prendre la parole, mon ami Hassan l’a devancé. Avant d’aller plus loin,
il faut que je vous parle de lui. Diplômé mais sans emploi, il est rentré de la
ville pour travailler aux champs avec son père. Pas un jour ne passe sans qu’il
nous conte sa vie d’antan et sans qu’il ne maudisse les briseurs de rêves. Le
front haut et l’œil noir, Hassan a dit :
« Excellence, mes aînés ici,
te parleront de la lumière qui manque à nos rues quand tombe la nuit. Ils
mentionneront aussi la vieille pompe qu’il nous faut sans cesse réparer. Pour
ma part, mes doléances sont plus nombreuses. Excellence, je suis désolé, mais où
est le pain ? Où est le lait ? Où sont les toits promis ?
Excellence, nous attendons encore les emplois. Nous ne cessons d’espérer cette
médecine gratuite promise aux plus humbles. Excellence, la vérité est ainsi,
cruelle et impitoyable : nous n’avons rien vu de tout cela. Que l’on me
pardonne mon propos, mais je viens de parler avec sincérité et honnêteté. »
La surprise a marqué le visage
du Raïs. Ceux qui étaient au premier rang, jurent l’avoir vu écraser quelques
larmes échappées de ses yeux. Avec tristesse, le ton solennel, il s’est adressé
à Hassan et aux anciens du village qui gardaient les yeux rivés à leurs
sandales. « Vous aurez les réverbères les plus puissants du pays et, de
nuit, vos rues sembleront baigner dans un soleil de midi. Nos ingénieurs
viendront remplacer votre pompe et la nouvelle aspirera l’eau par vagues
entières. Je suis triste. Oh oui, je suis triste. Mon corps se consume de honte.
Tous ces manques continuent donc d’affecter mon si beau pays ? Merci pour
ton honnêteté, mon fils. Tu viens de me rappeler que ma mission est loin d’être
terminée. Mais soyez sans crainte, demain vous apportera de belles
réponses. »
Le cortège est reparti alors
que l’orage éclatait. Quelques anciens ont interpellé Hassan, les uns pour le
féliciter, d’autres pour le chapitrer. On parla encore de cette journée pendant
quelques semaines puis les travaux de la terre exigèrent leur dû et la vie
reprit son cours normal. Un an passa. On nous annonça que le Raïs nous rendrait
de nouveau visite. Le maire fut chargé une nouvelle fois de présenter nos
doléances. Les jeunes répétèrent leur danse et l’instituteur écrivit un poème
plus long que le précédent.
Vint le jour de la visite.
« Parlez sans crainte, dit le Raïs. Le temps où la langue menait au
gourdin est bel et bien révolu. » Alors, avant même que le chef du village
ne prenne la parole, j’ai levé le bras et lancé : « Excellence.
Nous te remercions pour le réverbère au milieu du village. Lorsqu’il sera
raccordé au réseau, il nous offrira de belles veillées d’été. Je laisse le soin
au chef de notre village de t’entretenir de notre vielle pompe que des
ingénieurs sont venu prendre sans jamais nous la rendre ou la remplacer. Pour
ma part, j’ai quelques doléances. Je suis désolé, mais où est le lait ? Où
est le pain ? Où sont les toit promis ? Les soins gratuits et les
emplois ? Mais… Pardon Excellence car je m’égare. A dire vrai, je n’avais
qu’une seule question à te poser : où est passé mon ami
Hassan ? »
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(*) Cette chronique est directement et librement inspirée
du poème « Où est mon ami Hassan ? » de l’Irakien Ahmad Matar.
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2 commentaires:
Et également inspiré de la belle interprétation de Souad Massi de ce poème dans son dernier album "El moutakalimoune" ?
J'avoue que je ne connaissais pas cet album. Merci pour l'information !
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