Le Quotidien d’Oran, jeudi 9 novembre 2017
Akram Belkaïd, Paris
Il est dix-sept heures trente. Le parc, ses arbres et ses
allées s’enténèbrent. L’humidité se pose sur les bancs écaillés et quelques
gouttes de pluie piquent la terre. Il faut choisir ce moment pour s’asseoir et
observer, téléphone bien rangé, ou mieux, éteint. Fixer le jet d’eau, avoir la
sensation qu’il lave des yeux bien malmenés par les écrans. Passer ensuite à
l’arbre, toujours le même, celui qu’on ne cesse de regarder, quelle que soit la
saison. Avec l’automne et ses feuilles envolées, les méandres des branches ne
sont plus masqués. Pourquoi les troncs sont-ils si droits ? Pourquoi,
soudain, se divisent-ils en charpentes, tiges et rameaux tortueux ?
Non loin de la cime, campe un corbeau. Lui et ses pairs
colonisent l’endroit depuis quelques années. Réprimer cette pulsion venue du
fond de l’enfance qui suggère de prendre un caillou (pas le temps, hélas, de se
confectionner une « tire-boulette
djlouda (cuirs) carrés »,
une pomme de pin, une canette abandonnée, que-sais-je, et de viser juste. Le
faire, c’est prendre des risques. Les gamins qui viennent de sortir du centre
aéré et qui continuent de cavaler ici et là pourraient être tentés de faire de
même. Les parents crieraient en fusillant du regard le donneur de mauvais
exemple. Mais il n’y a pas que cela.
Contrairement à ce que raconte la fable, le corbac est une
bête intelligente et particulièrement rancunière surtout si celui qui lui
cherche noise vient du pays des Fennecs. Lancez-lui un objet, il se mettra à
croasser, rameutant une nuée de corbins qui vous suivront pendant longtemps.
Ces bestioles qui savent faire sauter les couvercles métalliques des poubelles
du parc, garderont en tête votre visage. Et si d’aventure l’orage menace et que
vous pressez le pas, ils sauront convaincre les éléments de vous rincer jusqu’à
l’os avant que vous ne regagniez votre logis. En un mot, ne jamais rien lancer
contre un corbeau sauf à l’empêcher définitivement de se plaindre (je plaisante
cher monsieur Allain Bougrain-Dubourg. Enfin, presque…).
Regardons ailleurs. Un manège, haut-lieu des plaisirs de la
petite enfance. Voitures argentées, camion de pompiers, gros avion aux yeux
rieurs. Coup d’œil rapide. Inutile de convoquer les souvenirs. N’offrir aucune
chance à la nostalgie mélancolique. Suivons plutôt cette partie de football qui
se déroule dans le petit bosquet. Des gamins d’une dizaine d’années, les joues
rouges, la technique parfois imprécise, quelques gestes répétés que l’on devine
empruntés à telle ou telle star du ballon rond. Là aussi les souvenirs forcent
le passage. Parties interminables jusqu’à ce que l’obscurité totale impose le
retour à la maison. On commençait par un 6-12 puis le vainqueur acceptait de
continuer jusqu’à 18 voire 24 buts. Péripéties… Le gardien qui en a assez de ne
pas jouer et qui est le premier à rentrer chez lui. La mère qui descend
chercher son fils parce qu’il a des devoirs à faire. Le grand frère qui appelle
son cadet pour qu’il rentre mettre la table (rires et moqueries des présents).
Le dernier tour de poneys s’achève. Trois braves bêtes à la
robe sombre. Un marmot de quelques mois, fermement tenu par son hipster de père
qui ne cesse de répéter ses « très bien »,
« voilà ! », « il est gentil, le cheval, hein ? ».
Faut-il être bien bête pour croire que le gamin comprend quelque chose à ce qui
lui arrive. On a envie d’engueuler le barbu précieux, de lui dire qu’il faut
attendre, qu’il faut donner le temps au temps. Que c’est bien de se dire qu’un
jour on dira à son môme - futur cavalier émérite, car tel semble être le
dessein - qu’il faisait déjà du poney à six mois mais que ça n’a aucun intérêt
si ce n’est d’énerver celui qui voit passer pareil attelage. Bête comme un hipster nouveau père…
Il fait pratiquement nuit. Un, deux, puis plusieurs :
des sifflets fusent ici et là. Horaire d’hiver oblige, les gardiens signifient
que l’heure de fermeture approche et qu’il est temps de quitter les lieux. Un
vieux couple assis sur un banc fait mine de ne pas entendre. Ils parlent d’une
fête de famille qui doit se dérouler l’été prochain. La liste des invités est
déjà trop longue. Qui faut-il enlever ? Qui doit-on éviter de prévenir
quitte à provoquer colère et rancune ? Un gardien d’approche. La
cinquantaine, d’origine antillaise. Rieur, il demande au couple s’il a
l’intention de se laisser enfermer dans le parc pour y passer la nuit. La dame
lui demande si cela arrive parfois ? Surtout à la belle saison, répond
l’autre en sifflant de nouveau. Sur un arbre voisin, un corbeau voisin
proteste. Et revoilà cette satanée envie de caillasser le choucas. Dans
l’obscurité, on ne sait jamais, il ne verrait pas le coup venir et encore moins
son auteur.
C’est donc l’heure des sifflets. Un signe marquant
l’identité de la ville, comme la sirène que l’on entend à midi chaque premier
mercredi du mois. C’est surtout l’un de ces moments à part du quotidien. Quand
vient la saison des jours déclinants, cela crée une ambiance fugitive où chacun
se sent appelé à rentrer chez soi. A quitter l’obscurité et le froid pour la
lumière et la douceur des pièces chauffées. Pour celles et ceux qui n’ont nulle
part où aller, c’est un instant de grande solitude et de désarroi. C’est le
moment où l’absence de lumière révèle et distingue.
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