Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 23 novembre 2018

La chronique du blédard : Paris est une jungle

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 15 novembre 2018
Akram Belkaïd, Paris


Tableau 1. Un trottoir. Au beau milieu, une piste cyclable dont la couleur verte est censée avertir le piéton distrait qu’il a intérêt à s’écarter. Oui, mais voilà, les habitudes sont ce qu’elles sont. Il n’y a rien de plus imprévisible qu’un marcheur. Sans crier gare, tout comme Emmanuel Macron, il peut se déporter vers la droite ou vers la gauche. Il peut aussi s’arrêter de manière soudaine parce qu’il doit absolument lire le message électronique qui vient de lui être notifiée sur l’écran de son téléphone dit intelligent. Et le cycliste qui arrive lancé l’ignore ou feint de le faire. Dans sa tête de sauveur de la planète, il considère qu’il est dans son bon droit. Si Anne la mairesse lui a donné une piste cyclable, c’est qu’elle lui appartient. A lui, et à lui seul (ce qui est faux si l’on s’en tient à la loi). Et si un piéton y met les pieds sur cette belle piste, c’est une faute. Alors notre Jalabert en casque et costume – d’autres mettent le gilet fluo -, fonce en hurlant régulièrement des « dégage ! » impérieux.

Tableau 2. Une cohorte de marcheurs qui presse le pas pour embaucher. La station de métro n’est pas loin. Encore un carrefour et on y est. Le feu passe au rouge pour les voitures. On peut y aller. Le réflexe hérité par des décennies de sécurité plus ou moins assurée dans les clous fait qu’on peut foncer sans regarder du côté d’où viennent les voitures. Mais c’est désormais risqué car le cycliste qui sauve la planète se fiche pas mal des feux rouges. Il y va gaiement, se faufile, monte sur le trottoir au besoin. Une dame s’emporte contre un vilain vélocipédiste qui vient de la frôler. Il s’arrête, fait demi-tour, l’air menaçant. Vous avez grillé le feu rouge et vous avez failli me percuter, lui tient tête la dame. Oui, mais je vous ai vue et je ne l’ai pas fait, répond l’autre. La logique imparable, celle de l’abruti. Mais un abruti qui sauve la planète, hein ?

Tableau 3. Autre réflexe qu’il va falloir abandonner. Cela se passe dans une rue à sens unique. C’est certes une (petite) faute, mais on traverse en dehors des clous car aucune voiture, ou aucun de ces dizaines de milliers de scooters qui pullulent dans la ville, n’est à l’horizon. Oui, mais voilà, dans la rue, les cyclistes (qui sauvent la planète) ont désormais le droit de filer à contresens. Et comme c’est un vélo électrique pour feignasses, on ne l’entend pas venir et il manque de nous tamponner. Il nous évite en maugréant. On respire bien fort, on poursuit son chemin avec quelques pensées amicales à destination d’Anne la mairesse qui a autorisé tout ça.

Tableau 4. Droit comme un i, le gars est debout sur sa trottinette, tout fier de lui. Elle file vite sa machine. Normal, elle est électrique. La rue est en pente. On dira que ce zozo qui croit lui aussi qu’il sauve la planète atteint les 20 kilomètres par heure. Que fait-il sur le trottoir à cette vitesse (maximum autorisé 6 km/h) ? Rien d’autre que de rouler là où c’est (encore) autorisé. La chaussée et le couloir de bus lui sont interdits. Alors, il file sur le trottoir et tant pis pour le couple de vieux qu’il effraie en le frôlant. Quelques dizaines de mètres plus tard, il abandonnera l’engin comme on jette une poubelle. Normal, puisqu’il s’agit d’un libre-service. On continue sa marche, un coin de rue, et en revoilà un autre. Ou plutôt, une autre. Une dame, la cinquantaine, toute raide, les mains accrochées au guidon de la trottinette. Madame, est-ce bien raisonnable ? On se pose une autre question : Existe-il créature plus ridicule qu’un trottino-kokono, homme ou femme dévalant une rue pavée sur une trottinette ? Ou sur un gyro, ces deux roues qui donnent des airs de film de science-fiction à la ville ?

Tableau 4. Une avenue de Paris. Un soir de semaine, une plongée dans le Paris des travaux avec ces affreuses barrières métalliques vertes et grises que l’on voit partout. Circulation à l’arrêt ou presque. A droite, le couloir réservé au bus et aux taxis ne sert à absolument rien. Pourquoi ? D’abord, parce que des camionnettes de livraison y sont garées. Tranquille, à l’aise, indifférent au désordre qu’il provoque, le gars, barbu façon Kandahar, débarque ses palettes. Ensuite, à cause des Uber et autres services de ce genre. Belle berline sombre, petit autocollant rouge collé à la lunette arrière, feux de détresse allumés. Le client arrive, portable dans une main, bagage roulant tiré de l’autre. Autour, ça crie, ça insulte. Je ne peux pas m’arrêter ailleurs se justifie le Uber qui a une tête à s’appeler Kouider.

Tableau 5. Comment rouler sur un boulevard où le couloir de bus vous est interdit (surtout, ne pas y aller, des caméras de surveillance veillent et font rentrer le pognon des amendes) ? Comment rouler sur ce même boulevard quand, en son milieu et tous les cinquante mètres, des engins ont creusé des tranchées entourées des fameuses barrières ? Comment rouler sur ce même boulevard quand deux bus, oui deux, se sont percutés au milieu de la chaussée, tous les deux ayant quitté en même temps leur couloir, l’un pour éviter une trottinette (qui continue tranquillement sa route) et l’autre, un automobiliste sorti un peu trop vite de son garage ?

Conclusion. Il faut marcher, dit-on, pour conserver sa santé. D’accord, mais il faut ajouter quelques amendements à cette règle de bon sens. Marcher, oui, mais avec un casque, des genouillères pour les chocs avec les roues des vélos, et avec des chevillières renforcées pour les chocs avec les trottinettes, électriques ou non, les skateboards et les gyros. Des protections, donc. On peut aussi se munir d’une batte de baseball ou d’un gourdin importé de Kabylie. Avec ça, on peut marcher tranquille sur n’importe quelle piste cyclable.
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