Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

mercredi 6 février 2019

La chronique du blédard : De la frontière

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 janvier 2019
Akram Belkaïd, Paris

Les peuples aiment-ils les frontières ? La question est large et appelle autant de réponses que de situations individuelles. Une même personne aimera ou détestera les frontières. Elle haïra celle qu’on l’empêche de franchir de manière légale. Je pense, par exemple, à ces harragas qui cherchent un ailleurs meilleur au péril de leur vie et qui constituent, n’en déplaise aux autorités de leurs propres pays – Algérie en tête – la preuve manifeste d’un échec majeur de leurs gouvernants. Personne ne quitte sa terre natale de bon cœur. Si l’on abandonne les siens, c’est parce que des « responsables irresponsables et/ou incompétents » n’ont pas été à la hauteur.

Franchir la frontière est l’un des sujets majeurs de ce début de siècle. Deux mouvements distincts existent, avec leurs dynamiques propres. D’un côté, on cherche sans cesse à faciliter le passage de produits commerciaux, de marchandises ou de flux financiers. La mondialisation, c’est cela. C’est la liberté de circuler (ou presque) du container ou de l’octet. Le libre-échange organise la chose, amoindrit les obstacles, diminue les taxes, uniformise les normes, fait la chasse aux bureaucraties et aux formulaires de dédouanement.

A l’inverse, les êtres humains sont assujettis à d’importantes contraintes y compris celles et ceux porteurs des « bons » passeports, ces précieux sésames qui sont censés permettre tous les déplacements possibles d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre. Visas, attentes et mesures de sécurité aux aéroports, fouilles des corps et des véhicules. Rares sont les régions où, comme en Europe, on peut passer d’un pays à l’autre sans vraiment sans rendre compte (Dans le train, entre Paris et Bruxelles, c’est le changement d’opérateur téléphonique qui révèle le franchissement de la frontière).

La même personne, évoquée au début de ce texte, aura, dans un autre contexte, une toute autre attitude. Elle chérira la frontière de son pays. Elle se passionnera pour son « intangibilité » et prêtera une oreille attentive à celles et ceux qui lui diront que cette frontière est en danger, qu’elle est menacée, qu’on cherche à la modifier. Le monde actuel nous offre des dizaines d’exemples de frontières instrumentalisées à commencer par celle qui sépare les États-Unis du Mexique. Évoquez une frontière et le nationalisme le plus étroit n’est jamais loin.

Autre exemple, la frontière terrestre algéro-marocaine. La passion et l’immobilisme diplomatique autour de ce sujet dépassent l’entendement. L’été prochain, cela fera vingt-cinq ans que cette frontière est fermée. Le Maroc souhaite sa réouverture, l’Algérie fait la sourde oreille et avance nombre d’explications (sécurité, lutte contre la contrebande et le trafic de drogue) qui ne convainquent que celles et ceux qui le veulent bien. Ici, la frontière est le sujet d’une affirmation de souveraineté et de défiance à l’égard d’un voisin, ou plutôt d’un parent qui est aussi un voisin, avec lequel on a du mal à s’entendre. Avec lequel on n’a pas envie de s’entendre.

Je ne sais pas si c’est toujours le cas, mais, en Algérie, dans les années 1970 et 1980, la grande hantise pour les appelés du service national était de se retrouver affecté dans le grand sud au groupement des Gardes frontières (GGF). La chose était vue comme une punition. Pour les militaires d’active, le sentiment était plus nuancé. Une sorte d’aura entourait ces gradés qui veillaient à la non-porosité des centaines de kilomètres de no man’s land. Cela montre qu’il y a quelque chose de sacré qui entoure la frontière. On ne peut y toucher sans prendre le risque de s’y brûler.

C’est ce que vient d’expérimenter le gouvernement français. En signant un accord de coopération bilatérale entre la France et l’Allemagne, le président Emmanuel Macron fait face au retour de fantômes que l’on croyait avoir disparu. Voilà soudain que l’on reparle de l’Alsace-Lorraine, comme entre 1871 et 1914, comme au bon vieux temps de la IIIe République, du « bon voisinage » puis de l’ « adversaire naturel » et, pour finir, de la « grande revanche » ou de la « der des der ». Il est évident que l’extrême-droite française raconte n’importe quoi à propos de ce Traité en affirmant qu’il ouvre la voie à la « vente » de l’Alsace-Lorraine ou de la cession à Berlin du siège français de membre permanent du Conseil de sécurité.

Mais, car il y a un mais, la lecture des 28 articles crée une sorte de malaise. On sent bien, à travers un vocabulaire très « techno », qu’il y a une volonté d’aller vers quelque chose de nouveau, vers des organisations extra-territoriales qui, justement, abolissent la frontière. De nouvelles organisations qui dépassent le schéma de l’État nation et qui ouvrent la voie à des formes de regroupements transfrontaliers où les pouvoirs des capitales seraient amoindris pour ne pas dire marginalisés. Des régions où le bilinguisme serait la norme avec une mutualisation des moyens.

En théorie, tout cela semble répondre aux attentes d’une bonne partie des populations frontalières (encore faudrait-il leur demander clairement leur avis). Mais le reste du pays ne l’entend pas de cette façon. En touchant à la frontière, on réveille de vieilles blessures, on excite la mémoire collective, on ouvre la voie au chauvinisme. La frontière demeure ce qu’elle est depuis des siècles. Une limite que l’on ne peut franchir qu’avec concentration et prudence.
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