Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 janvier 2019
Akram Belkaïd, Paris
Les peuples aiment-ils les frontières ?
La question est large et appelle autant de réponses que de situations
individuelles. Une même personne aimera ou détestera les frontières. Elle haïra
celle qu’on l’empêche de franchir de manière légale. Je pense, par exemple, à
ces harragas qui cherchent un ailleurs meilleur au péril de leur vie et qui
constituent, n’en déplaise aux autorités de leurs propres pays – Algérie en
tête – la preuve manifeste d’un échec majeur de leurs gouvernants. Personne ne
quitte sa terre natale de bon cœur. Si l’on abandonne les siens, c’est parce
que des « responsables irresponsables et/ou incompétents » n’ont pas
été à la hauteur.
Franchir la frontière est l’un des sujets
majeurs de ce début de siècle. Deux mouvements distincts existent, avec leurs
dynamiques propres. D’un côté, on cherche sans cesse à faciliter le passage de
produits commerciaux, de marchandises ou de flux financiers. La mondialisation,
c’est cela. C’est la liberté de circuler (ou presque) du container ou de
l’octet. Le libre-échange organise la chose, amoindrit les obstacles, diminue
les taxes, uniformise les normes, fait la chasse aux bureaucraties et aux
formulaires de dédouanement.
A l’inverse, les êtres humains sont assujettis
à d’importantes contraintes y compris celles et ceux porteurs des
« bons » passeports, ces précieux sésames qui sont censés permettre
tous les déplacements possibles d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre.
Visas, attentes et mesures de sécurité aux aéroports, fouilles des corps et des
véhicules. Rares sont les régions où, comme en Europe, on peut passer d’un pays
à l’autre sans vraiment sans rendre compte (Dans le train, entre Paris et
Bruxelles, c’est le changement d’opérateur téléphonique qui révèle le
franchissement de la frontière).
La même personne, évoquée au début de ce
texte, aura, dans un autre contexte, une toute autre attitude. Elle chérira la
frontière de son pays. Elle se passionnera pour son « intangibilité »
et prêtera une oreille attentive à celles et ceux qui lui diront que cette
frontière est en danger, qu’elle est menacée, qu’on cherche à la modifier. Le
monde actuel nous offre des dizaines d’exemples de frontières instrumentalisées
à commencer par celle qui sépare les États-Unis du Mexique. Évoquez une
frontière et le nationalisme le plus étroit n’est jamais loin.
Autre exemple, la frontière terrestre
algéro-marocaine. La passion et l’immobilisme diplomatique autour de ce sujet
dépassent l’entendement. L’été prochain, cela fera vingt-cinq ans que cette
frontière est fermée. Le Maroc souhaite sa réouverture, l’Algérie fait la
sourde oreille et avance nombre d’explications (sécurité, lutte contre la
contrebande et le trafic de drogue) qui ne convainquent que celles et ceux qui
le veulent bien. Ici, la frontière est le sujet d’une affirmation de
souveraineté et de défiance à l’égard d’un voisin, ou plutôt d’un parent qui
est aussi un voisin, avec lequel on a du mal à s’entendre. Avec lequel on n’a
pas envie de s’entendre.
Je ne sais pas si c’est toujours le cas, mais,
en Algérie, dans les années 1970 et 1980, la grande hantise pour les appelés du
service national était de se retrouver affecté dans le grand sud au groupement
des Gardes frontières (GGF). La chose était vue comme une punition. Pour les
militaires d’active, le sentiment était plus nuancé. Une sorte d’aura entourait
ces gradés qui veillaient à la non-porosité des centaines de kilomètres de no
man’s land. Cela montre qu’il y a quelque chose de sacré qui entoure la
frontière. On ne peut y toucher sans prendre le risque de s’y brûler.
C’est ce que vient d’expérimenter le
gouvernement français. En signant un accord de coopération bilatérale entre la
France et l’Allemagne, le président Emmanuel Macron fait face au retour de
fantômes que l’on croyait avoir disparu. Voilà soudain que l’on reparle de
l’Alsace-Lorraine, comme entre 1871 et 1914, comme au bon vieux temps de la IIIe
République, du « bon voisinage » puis de
l’ « adversaire naturel » et, pour finir, de la « grande
revanche » ou de la « der des der ». Il est évident que
l’extrême-droite française raconte n’importe quoi à propos de ce Traité en
affirmant qu’il ouvre la voie à la « vente » de l’Alsace-Lorraine ou de
la cession à Berlin du siège français de membre permanent du Conseil de
sécurité.
Mais, car il y a un mais, la lecture des 28
articles crée une sorte de malaise. On sent bien, à travers un vocabulaire très
« techno », qu’il y a une volonté d’aller vers quelque chose de
nouveau, vers des organisations extra-territoriales qui, justement, abolissent
la frontière. De nouvelles organisations qui dépassent le schéma de l’État
nation et qui ouvrent la voie à des formes de regroupements transfrontaliers où
les pouvoirs des capitales seraient amoindris pour ne pas dire marginalisés.
Des régions où le bilinguisme serait la norme avec une mutualisation des
moyens.
En théorie, tout cela semble répondre aux
attentes d’une bonne partie des populations frontalières (encore faudrait-il
leur demander clairement leur avis). Mais le reste du pays ne l’entend pas de
cette façon. En touchant à la frontière, on réveille de vieilles blessures, on
excite la mémoire collective, on ouvre la voie au chauvinisme. La frontière
demeure ce qu’elle est depuis des siècles. Une limite que l’on ne peut franchir
qu’avec concentration et prudence.
_
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire