Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 avril 2019
Akram Belkaïd, Paris
Il y a plusieurs manières de définir le pouvoir algérien tel
qu’il existe depuis le coup d’État de 1965 voire même avant. L’une d’elles le caractérise
comme omniscient, toujours capable de retomber sur ses pattes et ayant en
permanence plusieurs coups d’avance vis-à-vis de ses détracteurs et de son
opposition. Quel que soit les événements, non seulement le pouvoir en serait à
l’origine mais il aurait toujours un plan en tête qui finirait tôt ou tard par
se réaliser. Avec cette vision des choses, on n’est pas loin du complotisme
mais reconnaissons que cette perception existe depuis très longtemps. Elle est
très répandue en Algérie mais aussi à l’étranger. L’ancienne opposition au
régime du parti unique en fut totalement imprégnée, intoxiquée dira-t-on, de
même que nombre d’intellectuels français qui, d’une certaine façon,
trouvèrent-là un moyen commode de tout expliquer sans même faire le moindre travail
de terrain.
Certes, et je ne fais là que répéter certains de mes anciens
écrits, le pouvoir algérien est un spécialiste de la manipulation. Cela
personne ne peut le nier. Je me souviens de ce journaliste britannique
rencontré à Alger en janvier 1992 et qui avait été baladé par tant d’officiels
qu’il avait fini par craquer en m’expliquant que pour lui, l’Algérie est un
« ballet incessant de fantômes et de fausses vérités ». Personne
n’échappe à ces manipulations, à ces fausses pistes que les journalistes sont
encouragés à emprunter voire à vanter. Combien de fois depuis 2005 ai-je, par
exemple, entendu des « sources », pourtant très haut placées,
m’affirmer qu’Abdelaziz Bouteflika n’était plus de ce monde. Dix, quinze, vingt
fois ? Peut-être même plus.
Le pouvoir manipule, c’est un fait. Soyons encore plus
précis. Il passe son temps à manipuler. C’est son activité préférée. Jouer les
uns contre les autres, faire puis défaire, faire semblant de faire pour
défaire, ou bien faire semblant de détruire pour se renforcer. Mais,
contrairement à l’idée répandue, cela ne marche pas toujours. Ou, plus
exactement, cela ne marche presque jamais comme cela devrait marcher. Le plus
souvent, les manipulations du pouvoir tournent mal ce qui l’oblige à trouver
d’autres idées tordues lesquelles sont appelées à ne guère donner de résultat.
On pourrait en rire, un peu comme on rirait du spectacle d’un comique de
l’époque du muet se prenant le même battant de porte à chaque fois qu’il essaie
d’entrer dans un saloon. Le problème, c’est que le tragique n’est jamais loin.
La règle est terrible : les manipulations qui tournent mal, cela signifie
de la violence et de la douleur pour les Algériens.
Les tensions politiques et les rumeurs qui ont marqué l’été
1988 devaient conduire la population à sortir de chez elle pour réclamer des
réformes et donner une marge de manœuvre plus large au président Chadli
Bendjedid. On sait comment l’affaire a (mal) tourné. La médiatisation à
outrance de l’ex-Front islamique du salut (FIS) devait effrayer les électeurs
algériens et les pousser dans les bras du Front de libération nationale (FLN).
Là aussi, on sait quel prix fut payé par la population durant les années 1990.
Vingt ans après le retour à la paix civile, voici donc l’Algérie
confrontée à une grave crise politique. Mais cette fois, les choses sont
différentes. Aucune manipulation ne peut avoir été assez forte pour pousser des
millions d’Algériens à sortir dans la rue de manière pacifique. On entend, on
lit, ici et là, que le hirak a été pensé, voulu et préparé par ceux qui tirent
les ficelles. Pourquoi ? Comment ? Pour quel objectif ? Ça on ne
le sait pas encore mais soyons certains que les explications a posteriori ne manqueront pas, rendant
ainsi service à ce pouvoir qui verra ainsi renforcée son image de machine
implacable. « Ces évènements nous
dépassent, feignons d’en être les organisateurs ». Cette citation très
célèbre, le plus souvent attribuée à Jean Cocteau ou, plus rarement, à Georges
Clémenceau, correspond très bien au soulèvement pacifique des Algériens et au
bénéfice que le pouvoir aimerait en tirer en s’en attribuant la paternité.
Mais au-delà des explications oiseuses habituelles du style « ‘‘ils’’ ont fait sortir les Algériens
dans la rue pour éliminer Bouteflika avant de reprendre la main », le
plus important à relever est que, passée la surprise devant le soudain
surgissement du peuple, il est évident que le réflexe de la manipulation a vite
repris le dessus. Et l’une d’entre elles est potentiellement dévastatrice.
Je ne sais pas si Issad Rebrab, le patron du groupe Cevital,
est coupable ou non. L’arrêter maintenant, voire même le poursuivre, revient à
faire deux erreurs. La première – et cela vaut pour les autres
« oligarques » jetés en pâture à la vindicte populaire - revient à
mettre la charrue avant les bœufs. Dans une Algérie parfaite, dans un scénario
idéal, on démocratise d’abord, on purge la justice de ses brebis galeuses et,
ensuite, et seulement à ce moment-là – parce que la justice aura regagné en
impartialité et en indépendance par rapport au pouvoir politique – on pourra
poursuivre Rebrab et ses pairs (lesquels, faut-il le rappeler, sont innocents
jusqu’à preuve du contraire). Pour l’heure, on a surtout l’impression
d’assister à un immense règlement de comptes n’ayant rien à voir avec les
revendications populaires de changement.
La seconde erreur, encore plus grave, est évidente. Jouer
avec la colère de la Kabylie, c’est s’amuser avec des feux de bengale devant
une cuve de kérosène. Nombre de nos compatriotes sont persuadés que Rebrab n’a
été arrêté que parce qu’il est kabyle. Que cela soit vrai ou non, l’effet est
le même et cela ne pouvait être ignoré. Que veut le pouvoir ? Pousser les
Kabyles à user de la violence et à briser, en cela, l’élan pacifique des
manifestations ? Provoquer un embrasement en Kabylie afin d’obliger les
Algériens à rester chez eux le vendredi au nom de l’intérêt suprême de la
nation ? Les concepteurs de cette manipulation n’ont même pas idée de ce
qu’ils risquent de provoquer comme réaction en retour. Ou peut-être qu’ils le
savent et que cela ne leur pose aucun problème. Et c’est bien là le drame.
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