Le Quotidien d’Oran, jeudi 22 août 2019
Akram Belkaïd, Paris
Quand j’étais jeune, je me lançais des défis.
Je devais escalader l’échelle le plus vite possible. J’arrivais à la cabine
tout essoufflé, c’était ma gymnastique matinale. Il y avait quelque chose de
superstitieux. Si je faisais un certain temps ou moins, les choses se
passeraient bien dans la journée. Maintenant, je ne m’amuse plus à ça. Je monte
à mon rythme, tranquille. J’ai vieilli. Je pèse un peu plus lourd et je respecte
les règles. Il y a des paliers. L’échelle n’est pas d’un seul tenant. Je monte,
je m’arrête un peu sur la marche intermédiaire, je continue…
Je travaille essentiellement sur des grues
montées. On appelle ça des GME (grues à montage par élément). Il n’y a que la
partie haute qui tourne. La plupart du temps, je suis à vingt ou trente mètres
mais il m’est arrivé d’opérer à quarante mètres. Il y a des grues qui sont à
quatre-vingt mètres mais je n’en vois pas souvent. J’aimerais bien en manœuvrer
une. Il y a trois ans, j’ai failli le faire. On m’a proposé une mission dans un
pays du Golfe, je ne sais plus lequel. Ça aurait bien payé. Mais l’affaire est
tombée à l’eau. Je ne bosse qu’en France. Un peu en Belgique aussi.
Il y a ce sentiment bizarre. J’ai toujours une
petite crainte quand je suis au pied de la grue mais, en même temps, je suis
toujours pressé de commencer à manœuvrer. Une fois que c’est parti, ce n’est
que du plaisir même si c’est loin d’être facile. Tu n’as pas le temps de te
prendre la tête, de penser à tes vacances ou d’appeler ton banquier. La vie des
gens en dépend. La mienne aussi mais surtout celle des gars du chantier. On
déplace des centaines de kilogrammes. Des fois même plus d’un millier. Il faut
vraiment être vigilant. Moi, je cartographie le chantier des yeux. Je regarde
en permanence ce qui se passe en bas. Avant même de faire bouger la charge, je
sais que, une ou deux minutes avant, il y avait tel ou tel gars à tel ou tel
endroit.
Je ne regarde jamais mon téléphone. C’est plus
simple pour moi. On ne va pas se mentir, les confrères qui sont plus jeunes
sont tentés. Quand ils ont posé leur charge, ils regardent leurs messages ou
vont sur internet. J’en connais un qui prend des photos. Mais les chefs de
chantier n’aiment pas ça du tout. Quand tu es dans la cabine, tu dois rester
concentré. C’est comme un pilote d’avion sauf que nous, on n’a pas le pilotage
automatique. La machine ne peut pas faire le boulot à ta place. En bas, on te
dit de bouger vingt madriers. Tu es là, tu calcules et recalcules. Parfois, tu
es même obligé d’engueuler les gens d’en bas parce que tu juges que la charge
est trop lourde et qu’il faut la fractionner. Le grutier, c’est un lent. C’est
un gars qui donne le temps au temps. S’il faut faire un déplacement en dix
fois, ce sera en dix fois. Pas question d’aller trop vite même si, en bas, le
chef de chantier râle. Il a ses contraintes, moi j’ai des obligations.
Là-haut, je suis seul. Bien sûr, je suis en
contact radio avec le boss. Je vois les signaux des collègues. Mais je vois
aussi tout le reste. Les ouvriers qui bossent. Ceux qui prennent une pause. Les
va-et-vient sur le chantier. D’ailleurs, quand il y a un accident en bas, on me
demande systématiquement si j’ai vu quelque chose. Des fois, je repère aussi
des trucs pas toujours très nets. Des gars qui tirent au flanc. D’autres qui se
servent. Ce n’est pas à moi de balancer. Le grutier est respecté. On est à
part. Son rôle, c’est pas de surveiller les autres sauf s’il y a un problème de
sécurité. Et on a besoin de bien s’entendre avec les gars en bas. Quand
j’actionne ma sonnerie pour dire que je manœuvre, je veux que les mecs sachent
que je suis en train de faire un truc sérieux et dans les règles. S’ils ne me
respectent pas, ils peuvent être moins vigilants.
Une fois, j’ai fait un chantier où je n’étais
pas loin d’un héliport. Les hélicos ne passaient pas très loin. Je n’aimais pas
trop ça. Même petit, ce genre de coucou ça déplace de l’air. Et, en haut,
crois-moi, l’air qui bouge ça n’est jamais agréable. Quand le vent est trop
fort, il y a interdiction d’utiliser la grue. Mais des fois, c’est limite alors
tu montes quand même. Et puis les petites bourrasques, personne ne les prévoit.
T’es en haut et soudain tu sens que ça tangue. Il faut vraiment s’accrocher
surtout si, au même moment, tu es en train de déplacer une charge. Avec le
vent, il y a autre chose que je supporte de moins en moins. C’est l’envie
pressante. Il n’y a pas de toilettes en haut. Je ne peux même pas emporter une
bouteille en plastique pour uriner dedans comme le font d’autres métiers. Pas
le temps. Pas pratique. Si tu n’arrives pas à tenir, tu demandes l’autorisation
au chef de chantier de descendre. Et là, tu te fais chambrer par tout le monde…
On voit aussi les gens dans les immeubles. Ils
vivent leur vie. Il y a un gars qui me fait signe tous les matins. Quand je
monte l’échelle, il est à sa fenêtre, une tasse à la main. Un matin, il va se
réveiller et la grue aura été démontée dans la nuit. Il ne s’en sera même pas
rendu compte. Moi, je serai ailleurs. Dans un autre quartier ou une autre
ville. C’est le métier, il n’y a pas de routine. Pour moi, c’est une belle vie.
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