Akram Belkaïd: «Être arabe aujourd’hui, c’est s’impliquer»
20 DÉCEMBRE, 2011
Akram Belkaïd, journaliste algérien, spécialiste du monde arabe, est l'auteur d' «Être Arabe Aujourd’hui» paru aux éditions Carnetsnord. Dans cet ouvrage, il revient notamment sur les causes du printemps arabe et la place de l'Islam dans ces sociétés. Interview.
Les révolutions arabes ont semblé être pour vous une heureuse surprise ? Vous dites ne pas les avoir vues venir ?
Il s’agit là d’un sentiment humain de déception répétées, on finit par ne plus y croire. Au début des années 2000, je m’étais déjà enthousiasmé pour le mouvement Kifaya en Égypte* ; j’ai cru que ça serait le début du réveil arabe. Mais ces pouvoirs avaient des capacités importantes de résilience... J’ai continué à observer ces sociétés. Rétrospectivement parlant, ce qui s’est passé en décembre a été préparé par une série d’événements : grèves, émeutes locales, immolations. Je pensais que tout bougerait plus tard.
Des livres comme celui d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations, en s’appuyant sur des données démographiques objectives, ont pu annoncer l’évolution de ce monde arabe ?
Oui ces deux auteurs ont vu que la transition démographique, la baisse de la fécondité chez les femmes et la hausse du niveau d'alphabétisation créaient les conditions objectives du Printemps arabe. Cependant je reste plus prudent qu’eux, notamment sur leurs prévisions sur l’évolution post islamiste. Je ne suis pas certain qu’on soit définitivement sorti de la tentation islamiste, y compris dans la société tunisienne.
Car le vrai enjeu est l’émergence d’un mouvement de fond, à fois philosophique et politique, de relecture de l’Islam : il nous faut une relecture des textes sacrés à l’aune de la modernité. Historiquement, l’Islam des Lumières a déjà eu lieu dans l’histoire de la pensée musulmane, entre le 9eme et le 12eme siècle : toute une réflexion de savants musulmans décrétant le libre arbitre, la séparation du religieux et du politique. Le monde arabe a donc déjà là un formidable matériau philosophique.
Vous montrez que l’Islam devra être intégré dans cette dynamique nouvelle...
Parce qu’on ne peut nier la réalité sociologique et politique des peuples arabes. L’exemple algérien a montré que la violence éradicatrice n’est pas la solution. Les islamistes ont le soutien d’une partie de la population, on ne peut les écarter du jeu politique. Mais il ne faut pas être naïf. Le mouvement islamiste, même s’il dit s’être amendé, doit être surveillé de près. Je suis dialoguiste, incorporons les dans le jeu politique, même si la tentation radicale existera toujours.
Et puis il y a des éléments qui poussent à l’optimisme, notamment avec l'exemple turc . Ce pays a démontré que des islamistes peuvent gagner des élections sans que rien de grave ne se passe. La Turquie essaye de faire revivre l’influence de l’Empire ottoman. Ce pays a une croissance de 8%, un dynamisme incroyable, il réforme ses institutions et frappe à la porte de l’Europe.
Vous utilisez beaucoup de mots comme hogra (mépris), humiliation, comme si ce printemps arabe était d’abord un formidable appel à la dignité.
Jusque là, la chose la mieux partagée par les peuples arabes était le sentiment d’humiliation ; ce sentiment a fait tomber le mur de la peur et a poussé les gens à réclamer leur droit à la dignité. Désormais les peuples ne vont plus accepter qu’on leur impose la figure du maître absolu et sa famille au pouvoir. C’est d’abord un appel à la Karama, la dignité. D’ailleurs ce sentiment a été longtemps et habilement exploité par les dictateurs arabes, et canalisé contre Israël. Pourtant, ceux qui sont humiliés par Israël sont les Palestiniens, pas le chômeur algérien ou tunisien. Lorsque ces derniers revendiquaient une meilleure vie, on leur disait d’attendre la libération de la Palestine.
Une véritable martyrologie de Bouazizi a été construite après sa mort ? Y a-t-il une mythologie, un story-telling de ce Printemps Arabe ?
Complétement. Une mythologie qui participe de l’histoire de ce mouvement de fond. Il n’en demeure pas moins que le supplice de cet homme par le feu a déclenché un mouvement de protestation nationale, en Tunisie d’abord, et puis dans d’autres pays. C’est un storytelling utile. Et puis, il faut garder à l’esprit l’individu lui-même : quel désespoir fallait-il pour s’immoler par le feu… Certes, il y a eu construction médiatique de ce printemps arabe, des choses demeurent inconnues comme le rôle de l’armée tunisienne ou des think tanks américains. Mais des gens sont bien morts sous les balles, un homme est mort brulé vif.
Qu’est-ce que ce Printemps arabe dit de l’Occident ?
Il a été saisissant de voir que les gouvernements européens ont présenté ces bouleversements comme des équations liées à l’immigration. Cela a révélé une absence totale de solidarité et une collusion avec des régimes dictatoriaux soutenus à bout de bras au nom de la lutte contre l’islamisme et l’immigration clandestine.
Mais il a été également fascinant de constater qu’un pays aussi influent que la France a été, incapable de voir venir tout cela. La position très pragmatique des États unis tranche nettement ; ainsi le discours d’Obama après le départ de Moubarak restera un grand discours, avec intonations à la Lincoln.
Pourquoi l’Algérie semble-t-elle être un trou noir dans ce printemps arabe ?
Ce n’est pas surprenant. De 1988 à 1990, on a parlé du printemps algérien, lequel a débouché sur une guerre civile de 10 ans qui a fait 200 000 morts. L’Algérie est un pays en confrontation permanente ; mais le système sait gérer cela en maniant la carotte financière. Le débat en Algérie se résume ainsi : soit le régime comprend qu’on est en train vivre une période vitale et accepte une remise en cause ; soit on se prépare à des années plus terribles encore que la décennie noire. Une partie de la jeunesse, née avec les émeutes de 88, n’a rien à perdre. L’étincelle peut venir d’elle.
Pour parler comme Montesquieu, comment peut-on être arabe aujourd’hui ?
En investissant le destin de son pays, en refusant de se complaire dans une posture de victimisation, et en s’impliquant dans une démarche de modernisation religieuse et de remise en cause de tabous, notamment dans la séparation du religieux et du politique. Et surtout, on ne peut être arabe sans s’investir dans la question de la place de femme dans société. N’oublions pas, des femmes voilées ou pas, ont manifesté et ont fait aussi ce printemps arabe.
* De l’arabe « ça suffit ! », ce mouvement d’opposition au gouvernement de Moubarak appelait à une démocratisation du système politique.
Il s’agit là d’un sentiment humain de déception répétées, on finit par ne plus y croire. Au début des années 2000, je m’étais déjà enthousiasmé pour le mouvement Kifaya en Égypte* ; j’ai cru que ça serait le début du réveil arabe. Mais ces pouvoirs avaient des capacités importantes de résilience... J’ai continué à observer ces sociétés. Rétrospectivement parlant, ce qui s’est passé en décembre a été préparé par une série d’événements : grèves, émeutes locales, immolations. Je pensais que tout bougerait plus tard.
Des livres comme celui d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations, en s’appuyant sur des données démographiques objectives, ont pu annoncer l’évolution de ce monde arabe ?
Oui ces deux auteurs ont vu que la transition démographique, la baisse de la fécondité chez les femmes et la hausse du niveau d'alphabétisation créaient les conditions objectives du Printemps arabe. Cependant je reste plus prudent qu’eux, notamment sur leurs prévisions sur l’évolution post islamiste. Je ne suis pas certain qu’on soit définitivement sorti de la tentation islamiste, y compris dans la société tunisienne.
Car le vrai enjeu est l’émergence d’un mouvement de fond, à fois philosophique et politique, de relecture de l’Islam : il nous faut une relecture des textes sacrés à l’aune de la modernité. Historiquement, l’Islam des Lumières a déjà eu lieu dans l’histoire de la pensée musulmane, entre le 9eme et le 12eme siècle : toute une réflexion de savants musulmans décrétant le libre arbitre, la séparation du religieux et du politique. Le monde arabe a donc déjà là un formidable matériau philosophique.
Vous montrez que l’Islam devra être intégré dans cette dynamique nouvelle...
Parce qu’on ne peut nier la réalité sociologique et politique des peuples arabes. L’exemple algérien a montré que la violence éradicatrice n’est pas la solution. Les islamistes ont le soutien d’une partie de la population, on ne peut les écarter du jeu politique. Mais il ne faut pas être naïf. Le mouvement islamiste, même s’il dit s’être amendé, doit être surveillé de près. Je suis dialoguiste, incorporons les dans le jeu politique, même si la tentation radicale existera toujours.
Et puis il y a des éléments qui poussent à l’optimisme, notamment avec l'exemple turc . Ce pays a démontré que des islamistes peuvent gagner des élections sans que rien de grave ne se passe. La Turquie essaye de faire revivre l’influence de l’Empire ottoman. Ce pays a une croissance de 8%, un dynamisme incroyable, il réforme ses institutions et frappe à la porte de l’Europe.
Vous utilisez beaucoup de mots comme hogra (mépris), humiliation, comme si ce printemps arabe était d’abord un formidable appel à la dignité.
Jusque là, la chose la mieux partagée par les peuples arabes était le sentiment d’humiliation ; ce sentiment a fait tomber le mur de la peur et a poussé les gens à réclamer leur droit à la dignité. Désormais les peuples ne vont plus accepter qu’on leur impose la figure du maître absolu et sa famille au pouvoir. C’est d’abord un appel à la Karama, la dignité. D’ailleurs ce sentiment a été longtemps et habilement exploité par les dictateurs arabes, et canalisé contre Israël. Pourtant, ceux qui sont humiliés par Israël sont les Palestiniens, pas le chômeur algérien ou tunisien. Lorsque ces derniers revendiquaient une meilleure vie, on leur disait d’attendre la libération de la Palestine.
Une véritable martyrologie de Bouazizi a été construite après sa mort ? Y a-t-il une mythologie, un story-telling de ce Printemps Arabe ?
Complétement. Une mythologie qui participe de l’histoire de ce mouvement de fond. Il n’en demeure pas moins que le supplice de cet homme par le feu a déclenché un mouvement de protestation nationale, en Tunisie d’abord, et puis dans d’autres pays. C’est un storytelling utile. Et puis, il faut garder à l’esprit l’individu lui-même : quel désespoir fallait-il pour s’immoler par le feu… Certes, il y a eu construction médiatique de ce printemps arabe, des choses demeurent inconnues comme le rôle de l’armée tunisienne ou des think tanks américains. Mais des gens sont bien morts sous les balles, un homme est mort brulé vif.
Qu’est-ce que ce Printemps arabe dit de l’Occident ?
Il a été saisissant de voir que les gouvernements européens ont présenté ces bouleversements comme des équations liées à l’immigration. Cela a révélé une absence totale de solidarité et une collusion avec des régimes dictatoriaux soutenus à bout de bras au nom de la lutte contre l’islamisme et l’immigration clandestine.
Mais il a été également fascinant de constater qu’un pays aussi influent que la France a été, incapable de voir venir tout cela. La position très pragmatique des États unis tranche nettement ; ainsi le discours d’Obama après le départ de Moubarak restera un grand discours, avec intonations à la Lincoln.
Pourquoi l’Algérie semble-t-elle être un trou noir dans ce printemps arabe ?
Ce n’est pas surprenant. De 1988 à 1990, on a parlé du printemps algérien, lequel a débouché sur une guerre civile de 10 ans qui a fait 200 000 morts. L’Algérie est un pays en confrontation permanente ; mais le système sait gérer cela en maniant la carotte financière. Le débat en Algérie se résume ainsi : soit le régime comprend qu’on est en train vivre une période vitale et accepte une remise en cause ; soit on se prépare à des années plus terribles encore que la décennie noire. Une partie de la jeunesse, née avec les émeutes de 88, n’a rien à perdre. L’étincelle peut venir d’elle.
Pour parler comme Montesquieu, comment peut-on être arabe aujourd’hui ?
En investissant le destin de son pays, en refusant de se complaire dans une posture de victimisation, et en s’impliquant dans une démarche de modernisation religieuse et de remise en cause de tabous, notamment dans la séparation du religieux et du politique. Et surtout, on ne peut être arabe sans s’investir dans la question de la place de femme dans société. N’oublions pas, des femmes voilées ou pas, ont manifesté et ont fait aussi ce printemps arabe.
* De l’arabe « ça suffit ! », ce mouvement d’opposition au gouvernement de Moubarak appelait à une démocratisation du système politique.
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