SlateAfrique, vendredi 5 octobre 2012
Malgré les risques que cela comporte en ces temps de printemps arabe, les autorités algériennes ont décidé de débarrasser les rues des vendeurs à la sauvette.
Vendeurs à la sauvette, Alger 2000 © AFP
L'AUTEUR
Août 2012. La place Kennedy, à el-Biar, sur les hauteurs d’Alger, est noire de monde et de crasse.
Comme tant d’autres endroits du pays, elle est envahie par les camelots et les vendeurs à la sauvette qui étalent partout leur marchandise.
Fruits, légumes, DVD piratés, colifichets, pain traditionnel, épices, bateaux pneumatiques, ustensiles de cuisine… C’est un bazar multicolore, envahissant et souvent malodorant qui mange et défigure perrons, trottoirs et de grands morceaux de rue.
Marcher devient difficile. Il faut slalomer, faire attention à ne pas glisser sur les emballages jetés au sol, les épluchures de figues de Barbarie ou les restes de fruits avariés.
Dans leurs boutiques désormais difficiles d’accès, les commerçants font grise mine face à cette concurrence déloyale qui ne paie pas d’impôt, qui pratique les prix qu’elle veut et qui n’a ni patente ni registre.
C’est le règne de ce que les Algériens appellent l’informel. Des dizaines de milliers de jeunes qui gagnent, dit-on, des fortunes. Des dinars à la pelle, qui ne passeront jamais par les circuits bancaires et dont l’administration fiscale ne verra jamais la couleur.
Du matin jusqu’au soir, en équipe de deux, ils aident à la manœuvre et encaissent. Parfois, une bagarre éclate entre eux. A qui appartient telle impasse, tel tronçon sans goudron, défiguré par maintes tranchées creusées, bouchées, creusées de nouveau et rebouchées à la hâte? Les poings, puis de longues palabres finissent par régler le différend.
En ces temps de printemps arabe, la police regarde ailleurs. Quand le gardien de parking réclame son dû, même si c’est avec véhémence, l’uniforme qui patrouille détourne la tête. A-t-il peur? Lui a-t-on ordonné de rester en retrait et de ne pas provoquer d’émeute? Exige-t-il sa part?
A el-Biar, comme ailleurs, les étals ont disparu. Les trottoirs ne sont plus encombrés et les commerçants, débarrassés de leurs concurrents, en ont profité pour réajuster leurs prix à la hausse.
La chasse à l’informel a commencé. Amendes, marchandises saisies voire détruites, arrestations.
La présence policière est bien visible et entend dissuader les mis en cause de reprendre leurs mauvaises habitudes. Ici et là, il y a eu des émeutes. Mais rien de nouveau sous le ciel d’un pays qui en compte des dizaines par jour, sans qu’elles n’aboutissent à un mouvement de protestation nationale.
Les Algériens, les «citoyens», dit la presse locale, respirent et applaudissent. Terminé le temps où il fallait s’excuser en enjambant un tas de pastèques pour pouvoir rentrer chez soi.
Bien sûr, il reste encore la saleté. Car, des mois, des années, de présence du bazar ont laissé des traces gluantes et sombres. Mais les Assemblées populaires communales (APC, l’équivalent de la mairie) promettent qu’eau, savon et karcher en viendront à bout.
De son côté, le nouveau gouvernement n’entend pas s’arrêter là. Les «gardiens de parking» sont avertis. Le bon temps est terminé. Ils n’ont plus le droit de racketter les automobilistes. Là aussi, les «citoyens» sont satisfaits mais demandent tout de même à voir.
Qu’en sera-t-il dans une semaine, dans un mois? Combien de fois de telles campagnes se sont-elles terminées en queue de poisson, le bazar reprenant tranquillement ses droits?
Quelques arrestations, quelques blagues vite inventées par le bon sens populaire («enlève la culotte», aurait dit un policier, à travers la porte, à une vieille femme à propos d’un dessous séchant au balcon).
Mais, très vite, le feu de paille. Retour à l’état initial. Pénuries et contrebande. Pas cette fois, promet le gouvernement d'Abdelmalek Sellal récemment installé.
Le message est claironné à longueur de journaux écrits et télévisés: l’informel, c’est l’ennemi de l’économie, l’Etat algérien va frapper dur. Les «citoyens» comptent les points et attendent les résultats.
Au fond d’eux-mêmes, ils savent que rien ne changera vraiment tant que les autorités ne s’attaqueront pas aux grands importateurs qui inondent le pays de produits fabriqués aux quatre coins de la planète.
Des importateurs dont l’unité de compte de base est le million de dinars (dix mille euros) et qui ne se laisseront pas faire. Ce sont eux, grâce à leurs complicités à très haut niveau, qui ont transformé l’Algérie en gigantesque bazar. Ce sont eux qui ont profité des années de terrorisme où des centaines d’usines locales ont brûlé, ce qui a ouvert une voie royale à leurs importations.
Pointé du doigt, le jeune vendeur au coin de la rue n’était en réalité que la face apparente d’une immense déstructuration de l’économie algérienne.
Et reste cette interrogation que tout le monde a en tête. Que vont devenir tous ces jeunes, ces vendeurs à la sauvette, ces gardiens de parking? Sans revenus, sans activité fixe, que vont-ils faire? Opter pour la délinquance (dont l’augmentation ne cesse d’inquiéter les Algériens)? Succomber aux sirènes des groupes armés?
La réponse du gouvernement algérien est simple: ils pourront continuer à exercer une activité commerciale, mais dans des endroits précis et après s’être enregistrés auprès de l’administration.
Marchés en dur où tournant à la manière des villes françaises, toutes les solutions sont examinées, affirme-t-on à Alger. Reste que le temps passe et que la jeunesse concernée est désormais oisive et sans ressources.
De quoi inquiéter celles et ceux qui savent que l’onde de choc du Printemps arabe est loin d’être dissipée…
Akram Belkaïd
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Comme tant d’autres endroits du pays, elle est envahie par les camelots et les vendeurs à la sauvette qui étalent partout leur marchandise.
Fruits, légumes, DVD piratés, colifichets, pain traditionnel, épices, bateaux pneumatiques, ustensiles de cuisine… C’est un bazar multicolore, envahissant et souvent malodorant qui mange et défigure perrons, trottoirs et de grands morceaux de rue.
Marcher devient difficile. Il faut slalomer, faire attention à ne pas glisser sur les emballages jetés au sol, les épluchures de figues de Barbarie ou les restes de fruits avariés.
Dans leurs boutiques désormais difficiles d’accès, les commerçants font grise mine face à cette concurrence déloyale qui ne paie pas d’impôt, qui pratique les prix qu’elle veut et qui n’a ni patente ni registre.
C’est le règne de ce que les Algériens appellent l’informel. Des dizaines de milliers de jeunes qui gagnent, dit-on, des fortunes. Des dinars à la pelle, qui ne passeront jamais par les circuits bancaires et dont l’administration fiscale ne verra jamais la couleur.
Le diktat des gardiens de parking
A quelques mètres de là, derrière l’ancienne église transformée en centre social et culturel, les «gardiens de parking» veillent. Impossible de se garer sans leur verser la (grosse) pièce. Ne pas le faire, c’est prendre le risque de se faire bastonner, de voir ses pneus crevés ou son pare-brise éclaté.Du matin jusqu’au soir, en équipe de deux, ils aident à la manœuvre et encaissent. Parfois, une bagarre éclate entre eux. A qui appartient telle impasse, tel tronçon sans goudron, défiguré par maintes tranchées creusées, bouchées, creusées de nouveau et rebouchées à la hâte? Les poings, puis de longues palabres finissent par régler le différend.
En ces temps de printemps arabe, la police regarde ailleurs. Quand le gardien de parking réclame son dû, même si c’est avec véhémence, l’uniforme qui patrouille détourne la tête. A-t-il peur? Lui a-t-on ordonné de rester en retrait et de ne pas provoquer d’émeute? Exige-t-il sa part?
Tout est possible et les Algérois, comme les Oranais, les Constantinois ou les habitants de la plus petite bourgade, n’en peuvent plus. Dans leur bouche, une seule et simple question: mais où est donc l'Etat ?
Le règne du bazar
Septembre 2012. Les choses ont changé. Cet Etat algérien, longtemps aux abonnés absents, veut montrer qu’il s’est réveillé.A el-Biar, comme ailleurs, les étals ont disparu. Les trottoirs ne sont plus encombrés et les commerçants, débarrassés de leurs concurrents, en ont profité pour réajuster leurs prix à la hausse.
La chasse à l’informel a commencé. Amendes, marchandises saisies voire détruites, arrestations.
La présence policière est bien visible et entend dissuader les mis en cause de reprendre leurs mauvaises habitudes. Ici et là, il y a eu des émeutes. Mais rien de nouveau sous le ciel d’un pays qui en compte des dizaines par jour, sans qu’elles n’aboutissent à un mouvement de protestation nationale.
Les Algériens, les «citoyens», dit la presse locale, respirent et applaudissent. Terminé le temps où il fallait s’excuser en enjambant un tas de pastèques pour pouvoir rentrer chez soi.
Bien sûr, il reste encore la saleté. Car, des mois, des années, de présence du bazar ont laissé des traces gluantes et sombres. Mais les Assemblées populaires communales (APC, l’équivalent de la mairie) promettent qu’eau, savon et karcher en viendront à bout.
De son côté, le nouveau gouvernement n’entend pas s’arrêter là. Les «gardiens de parking» sont avertis. Le bon temps est terminé. Ils n’ont plus le droit de racketter les automobilistes. Là aussi, les «citoyens» sont satisfaits mais demandent tout de même à voir.
Qu’en sera-t-il dans une semaine, dans un mois? Combien de fois de telles campagnes se sont-elles terminées en queue de poisson, le bazar reprenant tranquillement ses droits?
Souvenirs des années 1970
Une «campagne d’assainissement » décidée par le président Houari Boumediene (président de 1965 à 1978). Là aussi, chasse aux étals sauvages. Interdiction d’étendre le linge au balcon ou de traverser en dehors des clous.Quelques arrestations, quelques blagues vite inventées par le bon sens populaire («enlève la culotte», aurait dit un policier, à travers la porte, à une vieille femme à propos d’un dessous séchant au balcon).
Mais, très vite, le feu de paille. Retour à l’état initial. Pénuries et contrebande. Pas cette fois, promet le gouvernement d'Abdelmalek Sellal récemment installé.
Le message est claironné à longueur de journaux écrits et télévisés: l’informel, c’est l’ennemi de l’économie, l’Etat algérien va frapper dur. Les «citoyens» comptent les points et attendent les résultats.
Au fond d’eux-mêmes, ils savent que rien ne changera vraiment tant que les autorités ne s’attaqueront pas aux grands importateurs qui inondent le pays de produits fabriqués aux quatre coins de la planète.
Des importateurs dont l’unité de compte de base est le million de dinars (dix mille euros) et qui ne se laisseront pas faire. Ce sont eux, grâce à leurs complicités à très haut niveau, qui ont transformé l’Algérie en gigantesque bazar. Ce sont eux qui ont profité des années de terrorisme où des centaines d’usines locales ont brûlé, ce qui a ouvert une voie royale à leurs importations.
Pointé du doigt, le jeune vendeur au coin de la rue n’était en réalité que la face apparente d’une immense déstructuration de l’économie algérienne.
Et reste cette interrogation que tout le monde a en tête. Que vont devenir tous ces jeunes, ces vendeurs à la sauvette, ces gardiens de parking? Sans revenus, sans activité fixe, que vont-ils faire? Opter pour la délinquance (dont l’augmentation ne cesse d’inquiéter les Algériens)? Succomber aux sirènes des groupes armés?
La réponse du gouvernement algérien est simple: ils pourront continuer à exercer une activité commerciale, mais dans des endroits précis et après s’être enregistrés auprès de l’administration.
Marchés en dur où tournant à la manière des villes françaises, toutes les solutions sont examinées, affirme-t-on à Alger. Reste que le temps passe et que la jeunesse concernée est désormais oisive et sans ressources.
De quoi inquiéter celles et ceux qui savent que l’onde de choc du Printemps arabe est loin d’être dissipée…
Akram Belkaïd
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